Après le manifestant des villes, le manifestant des champs. Et dans les deux cas, les CRS n’ont pas prévu de les laisser fleurir avec le printemps. Les uns bassinent le gouvernement avec les retraites, les autres réclament la retraite des bassines. Alors, même combat ? C’est ce que l’on pourrait penser au vu des déclarations du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, dont le vocabulaire et la stratégie n’a pas varié d’un pouce entre les deux événements. Il déclarait que « Le pays doit se réveiller. Il doit condamner l’extrême gauche en France », responsable selon lui du désordre lié à la réforme des retraites, ou encore aujourd’hui que « À Sainte-Soline, l’ultra-gauche et l’extrême gauche sont d’une extrême violence contre nos gendarmes. »
Au-delà même des responsables politiques, le traitement médiatique des deux sujets est très similaire, au point parfois que l’un soit désigné pour l’autre, traité en même temps presque indifféremment ou confondu, comme par exemple sur CNews où l’économiste Marc Touati s’entretenait à 17h40 ce lundi de l’opinion étrangère alarmée par les manifestations contre les retraites, à cause notamment des « images que l’on voit là », sur le plateau, ou défilaient… les dernières images de Sainte-Soline et ses bassines. Pas vraiment les retraites.
Comparer pour mieux tout mélanger
Il faut dire que la comparaison est tentante : les dispositifs de sécurité doivent faire face à certains manifestants armés, venus s’en prendre directement à la police, dont les écarts font le tour des réseaux sociaux ; les images choquantes concernent les deux mouvements, et les politiques comme les Français sont face au même dilemme entre défense de la cause et réprobation des moyens employés, notamment.
Et quel meilleur moyen d’occulter le fond, que de tout miser sur la forme ? Le camp présidentiel et l’opposition de droite fustigent des casseurs « terroristes », tandis que les Insoumis dénoncent une police « criminelle ». Si l’anarchie semble un rêve pour certains et un cauchemar pour d’autres, les anathèmes, eux, sont transpartisans, quitte à sortir verbalement tout opposant du « champ républicain ». Pour la NUPES, presque tout député à la droite du Parti Socialiste fait désormais le jeu d’un régime « autoritaire », tandis que le parti présidentiel, Gérald Darmanin en tête, se taille à mesure des discours la part du lion entre « l’extrême droite » régulièrement vilipendée, et l’« extrême gauche » citée en début d’article. Le fameux « champ républicain » se dessine alors à peu de chose près entre LR (et encore) et EELV (et encore) dans l’hémicycle.
« Extrême » ou « ultra », d’ailleurs ? La combinaison gagnante résume le flou artistique soigneusement entretenu par la surenchère d’adjectifs. Tant bien que mal, Larousse tente de définir le terme valise d’« ultra gauche » comme un « courant autonome qui se démarque de l’extrême gauche en refusant les règles institutionnelles et qui a parfois recours à des modes d’action violents ». Implicitement, les « extrêmes » attiseraient par essence la haine et la violence, ce qui en ferait des parents pervers des « ultras ». Confusant. Reste à retenir que chacun porte la violence au crédit du voisin.
Autres manifestants, autre but, autre légitimité
Le discours croisé touche les deux mouvements sociaux, qui ont effectivement vu les violences s’accroître. La gronde est générale. Mais quand les bassines ne concernent que les mouvements écologistes, rarement très informés des conséquences réelles de telles infrastructures pour les nappes phréatiques, l’autre en revanche concerne tous les Français. Les proportions sont d’ailleurs frappantes : pour sept mille à dix mille manifestants contre les bassines agricoles, ce sont près de mille cinq-cents « éléments radicaux » et pas moins de trois mille deux-cents policiers et gendarmes déployés. En comparaison, les manifestations de jeudi dernier ont compté entre un million et trois millions et demi de Français dans les rues, pour « plusieurs milliers » de membres des black blocs. Même les douze mille CRS annoncés par le ministre de l’Intérieur (dans toute la France) font désormais pâle figure en face du ratio impressionnant de presque un policier pour trois protestataires dans les Deux-Sèvres…
Et cela change tout. Car le fait d’un peuple majoritairement opposé à une réforme – et à une politique en général – ne peut être résumé aux casseurs infiltrés, comme le rappelait le président de la CFTC Cyril Chabanier sur le même plateau de CNews : « Souvent on arrive à les chasser des cortèges, mais il y a une partie qu’on ne contrôle pas ». Un mouvement à la fois marginal et radical par essence, composé pour bonne part de vétérans de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ne peut pas raisonnablement recevoir le même traitement symbolique et politique qu’un mouvement général de travailleurs inquiets pour leur retraite, à tort ou à raison.
Avec déjà deux personnes dans le coma, des voitures de police en flammes et de nombreux blessés dans la police comme du côté des membres des black blocs de mieux en mieux organisés (comme des « colonnes de gendarmerie »), la séquence pas si champêtre de ce début de semaine aura fait office d’épouvantail pour une partie de la population qui peine à soutenir le spectacle de ces derniers jours, semblant tout droit sorti du Ravage de Barjavel. Le pari d’Emmanuel Macron, misant sur un essoufflement du mouvement qui deviendrait trop violent pour être soutenu par l’opinion publique pourrait peut-être se réaliser… Si la police tient toujours debout, après les journées de vingt-quatre heures et les milliers d’heures supplémentaires qui s’accumulent, pour la plupart impayées.