L’histoire ne se répète jamais, mais elle remet parfois les mêmes habits. Soixante-dix ans après la guerre de Corée (1950-1953) et la chute de l’Union soviétique pourtant actée, des schémas connus réémergent. Le déroulé du conflit ukrainien rappelle d’amers souvenirs, et la perception des « véritables » causes reste sensiblement la même côté asiatique : il s’agit pour la République populaire de Chine (aujourd’hui tacitement) et la Russie de repousser l’empire de l’oncle Sam hors du continent.
Comme les États-Unis craignaient alors que l’URSS ne profite de la guerre de Corée pour attaquer l’Europe, on craint aujourd’hui une offensive chinoise sur l’île de Taïwan, pendant que l’Occident a les yeux rivés sur le vieux continent. L’Ukraine ou la Corée comme zones tampon sont alors les principales victimes d’enjeux qui les dépassent, mues par la volonté de survivre, et divisées en leur propre sein. Les parallèles abondent, mais la tentation de les exagérer ne doit pas être négligée : qu’est-ce qui relie, au fond, deux conflits aux antipodes du monde ?
Une guerre de front conventionnelle
La guerre d’Ukraine, comme en Corée, est une guerre de front bien plus conventionnelle que ne l’étaient les guerres asymétriques du Vietnam ou d’Afghanistan, ce dont les Occidentaux au sens large avaient fini par perdre l’habitude. Avec la mobilisation générale russe et le nombre de morts rapidement croissant dans des régions comme Bakhmut, « les masses submergent la technologie », comme l’analysait Alain Bauer, responsable du pôle Sécurité, Défense, Renseignement au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) sur la chaîne LCI.
Dans la même interview, la journaliste rapportait les propos de responsables ukrainiens estimant que la Russie envisageait aujourd’hui « l’option coréenne » : selon eux, faute d’une invasion totale, les dirigeants russes voudraient la partition du pays, comme en 1953. « Cette partition a déjà eu lieu », reprécise Alain Bauer, alors que la ligne de front se stabilise progressivement.
Les Ukrainiens étaient, comme les Coréens du Sud et les Américains avec eux, très mal préparés face à l’invasion. Comme en 1951, l’aide occidentale – aujourd’hui par l’envoi d’armes, notamment – a enclenché une reconquête progressive de certains territoires perdus. Certes, les multiples points d’entrée de l’opération russe ont peu en communs avec le rouleau compresseur nord-coréen qui traversa le trente-huitième parallèle nord, frontière arbitraire d’alors entre les deux Corées. La géographie sans commune mesure, la tactique évoluée, le contexte historique et politique propre empêchent de calquer les deux conflits.
Une différence majeure les sépare : ni les États-Unis, ni leurs alliés qui s’étaient engagés dans les années cinquante ne sont intervenus directement en Ukraine et hormis quelques volontaires, aucun Américain n’est tombé à l’Est sous la bannière étoilée. Impossible ici de reproduire les opérations d’Irak ou du Kosovo, ni même de Corée justement, où les marines américains étaient déjà présents avant le déclenchement de 1950. Ici, pas de boycott de l’URSS aux Nations Unies pour faire approuver l’intervention militaire américaine en catimini. Pire encore : la Russie est déjà en guerre. Un engagement direct voudrait dire un duel au sommet, rappelant amèrement les dernières phases du conflit sur la petite péninsule asiatique, alors que l’armée chinoise déferlait pour la première fois et par surprise sur les soldats en déroute. Une République populaire pourtant dépourvue de l’arme nucléaire… Mais assurée déjà par son « partenaire senior » de l’époque, l’URSS.
En Ukraine, il ne s’agirait plus simplement d’aider une Corée à en repousser une autre (dans un premier temps du moins) mais bien de s’engager directement contre un détenteur d’ogives supersoniques, ce qui entérinerait officiellement le départ d’une troisième guerre mondiale.
Les États-Unis face au dilemme de la crédibilité ou de la prudence
Pourtant c’est bien la crédibilité des États-Unis qui se joue en Ukraine, comme elle se jouait pour les partenaires asiatiques en 1950. Les sanctions et les livraisons d’armes doivent dissuader Xi Jinping de profiter du conflit pour mener enfin sa grande reconquête en mer de Chine.
Car, aujourd’hui comme hier, tout est lié à la confrontation du bloc sino-russe, dont l’un domine dans l’ombre, et des États-Unis. L’offensive coréenne faisait suite aux essais nucléaires de l’URSS en 1949 et à la longue visite de Mao à Moscou en 1950. On peut dès lors y voir l’opposition de deux puissances nucléaires, et la première « sanctuarisation agressive », pour dire « prise de territoire par guerre conventionnelle, mais à l’abri du nucléaire » comme l’explique l’historien Pierre Grosser dans sa publication « Guerre d’Ukraine : un modèle coréen ? ».
De même l’« opération spéciale » a suivi la déclaration conjointe de Xi Jinping et Poutine 4 février 2022. En Ukraine comme en Corée, l’invasion de l’un n’a pas lieu sans le puissant parapluie de l’autre.
Même s’accorder sur le point de départ du conflit est impossible, tant cela relève d’une certaine vision politique ! La comparaison coréenne ne tient pas si la Russie fut bien la première à envahir l’Ukraine, alors que la Chine n’avait « que » suivi la Corée du Nord de Kim Il Sung. Mais du point de vue russe, les bombardements ukrainiens sur le Donbass et l’avancée de l’OTAN à ses portes ressemblent à une redite des premières phases de la guerre de Corée, et de la remontée américaine vers le Nord. Son invasion lui semble une reconquête, au même titre que la reconquête chinoise, et la distribution des légitimités de chacun par les pays tiers ne dépend en fait que de deux choses : l’idéologie et les intérêts géopolitiques. Les condamnations manquantes de la Russie par l’Inde ou l’Arabie saoudite en sont un bon exemple.
Même sans uniformité communiste comme en 1950, la perception sino-russe est toujours la suivante aujourd’hui : il faut purger le territoire de l’impérialisme américain. La réaction américaine d’alors devait permettre à Truman de garder la face vis-à-vis de ses alliés du pacifique. Aujourd’hui, l’histoire pousse le pentagone à limiter au maximum le « roll back » ukrainien, notamment par l’envoi très parcimonieux d’armement puissant : pas de missiles de longue portée et les avions de chasse tardent encore à se dessiner dans le ciel du président Volodymyr Zelensky. Les États-Unis ne veulent pas retomber dans l’euphorie de 1950, quand le commandement US avaient poussé sa chance jusqu’à la frontière chinoise du fleuve Yalu, et provoqué l’intervention explosive de ces derniers, suivie de la débâcle que l’on connait pour les soldats américains.
Pas de bonne solution ?
Une guerre longue et une guerre sans fin ; deux écueils traumatiques, dans lesquels les Occidentaux voudraient éviter de retomber. Mais est-ce vraiment possible ? Le rapport de la Rand Corporation de Washington publié fin janvier, « Avoiding a long war », alerte justement sur le premier risque, et pour cause : une guerre longue peut faire entre autres le jeu de Pékin… En affaiblissant la Russie ! Elle s’assure ainsi de sa dépendance. De même Staline empêchait tout rapprochement (quoique déjà difficile) entre Washington et Pékin, et c’est justement sa mort en 1953 qui précipita les négociations de cessez-le feu.
L’autre crainte concerne l’impossibilité pour l’un des camps de s’imposer. Il semble de plus en plus évident que l’Ukraine ne peut vaincre la Russie, qui ne peut s’imposer pour autant, car l’abandon de l’Ukraine par les Occidentaux n’est pas une possibilité. L’« option coréenne », en revanche, apparaît de plus en plus probable, mais elle signifie geler des frustrations de toutes parts : comme en Corée, une situation de tension permanente sans traité de paix. Car les Corées sont toujours en guerre…
A contrario cependant de la Corée, ce ne sont pas deux Ukraines qui naîtraient de la scission, mais une Ukraine amputée et… la Russie, simplement, comme le rappelle Bauer. Les républiques du Donetsk et du Lougansk n’en seront que les paravents. La Crimée annexée est à ce titre le meilleur exemple des risques graves que peuvent engendrer la reconquête par l’Ukraine : avec le Donbass elle est « comme l’Alsace Loraine » pour l’Ukraine, disait Volodymyr Zelensky… Mais également partie intégrante désormais de la Fédération de Russie, et toute attaque sur son sol sera vue comme une invasion, qui pourrait mener à une escalade intolérable pour les États-Unis.
Pousser la logique de l’affrontement existentiel et civilisationnel à son paroxysme signifierait la mort inéluctable de l’un des deux camps, qui le savent bien ; mais ce risque n’est pas encore écarté.
Conséquences stratégiques
Même alliée de Moscou, il n’est pas exclu que Pékin ait été prise par surprise le 24 février dernier. Bien qu’une guerre longue l’arrange, une guerre intense n’est pas encore exclue, et contraire aux intérêts économiques et politiques chinois. « L’amitié sans limite » sino-russe agirait alors comme un piège, qui pourrait contraindre l’intervention chinoise comme elle aurait pu contraindre l’intervention russe dans les années cinquante. Plus avisé que l’ancien secrétaire général soviétique, ou mieux conseillé, Xi Jinping se tient donc à bonne distance de la guerre pour le moment.
En revanche, les appels à soutenir l’Ukraine revêtent un intérêt certain sur deux plans ; la solidification de l’Atlantique Nord, et le réarmement des anciens ennemis désormais alliés aux États-Unis. Tout comme la guerre de Corée avait permis le réarmement de l’Allemagne et la naissance de l’OTAN, l’Ukraine ranime l’organisation comateuse et pousse même le Japon à dépasser le plafond de son budget militaire, de 1% de son PIB depuis la Seconde guerre Mondiale. Il est désormais doublé, ce que même la guerre à ses portes dans les années cinquante n’avait pas suffi à légitimer.
Un bilan humain inversé
Les pertes humaines continuent de grimper à l’Est, mais principalement militaires en proportion. A l’inverse, le bilan impitoyable en Corée comptait ses morts civils à plus de 4 millions, pour 800 000 militaires tombés. Aujourd’hui, ce sont 4 millions de réfugiés d’après l’ONU, mais « seulement » 7 000 civils tués en janvier dernier. Les morts militaires approcheraient les 100 000 au total, pour le moment.
Ce sont donc principalement les militaires et paramilitaires qui s’entretuent sur le front ukrainien, faisant fuir les populations. Les bombardements ciblés des deux côtés, malgré des débordements évidents visent majoritairement les militaires, y compris dans les infrastructures civiles. La Corée se caractérisait avant tout par l’effroyable ratio de ses morts civils sur la masse déjà si lourde des morts militaires.
Le constat pourrait s’étendre encore ; mais ces analogies ne doivent pas faire oublier que la prospective ne saurait pas se passer d’observer le présent sous prétexte de connaître le passé. Il convient de retenir l’essentiel : la volonté de la Chine et des États-Unis d’éviter une implication directe, ainsi que l’expérience d’une « guerre pour rien » revenue à son point de départ et pourtant si dévastatrice inspire toujours aux deux camps une certaine prudence à l’heure actuelle. Tandis que l’Europe fait bloc derrière l’Ukraine, la menace d’un débarquement à Taïwan n’a pas décru malgré l’enlisement russe, et la menace chinoise reste prioritaire pour les États-Unis, qui ne sont pas toujours si amnésiques des traumatismes passés.