« Je viens de passer près de dix jours avec les troupes russes, à Kreminna Svatove, au nord de Bakhmout. J’en ai tiré deux enseignements. D’abord, ils sont absolument déterminés, ils ont énormément d’armes. J’avais entendu sur les plateaux que les Russes manquaient de munitions, qu’ils étaient démoralisés, mais le discours de Poutine fonctionne très bien avec ceux que j’ai rencontrés.
J’ai passé du temps avec eux : l’écho de la Seconde Guerre mondiale est permanent, structurant : ils vivent la guerre de leurs grands-pères. C’est peut-être quelque chose que nous avons ignoré durant plusieurs années.
Le second enseignement, c’est que c’est un enfer. Quand j’entends des propos comme ceux de Robert Ménard, qui poussent à continuer, à alimenter le conflit, je me dis que je n’ai pas envie que l’on vive en France ce que j’ai vécu pendant dix jours.
Vous êtes sur une ligne de front, c’est Verdun. Vous êtes réveillé pas des tirs d’obus qui soufflent vos fenêtres. Vous calfeutrez la fenêtre parce qu’il fait moins quinze dehors… Ce sont des choses que j’ai vécues à mon petit niveau. La dernière journée, dimanche, nous étions sur un poste avancé vraiment sur la ligne de front.
Le sergent qui nous accueille –nous avons été obligés de courir pour accéder à cette position- nous explique que ce matin, ils ont perdu trois hommes. Les cadavres sont à quelques mètres, mais ils ne peuvent pas aller les récupérer parce que ça tire trop. En effet, nous étions à ce moment dans la ligne de mire d’un char ukrainien. Nous nous calfeutrions dans une grange. Je lui ai donc demandé si, par moments, des trêves étaient organisées pour récupérer des hommes.
J’ai déjà vu ça en Syrie, même avec des djihadistes, l’armée de Bachar al-Assaddisait : « on va mettre les hommes ici, et vous allez les récupérer ». Là, il me que non, il n’y a pas de trêve, il n’y a jamais de trêve. Il y a seulement un petit soupçon d’humanité qui arrive sur les coups de midi et demi, quand le tir se relâche.
Je lui demande alors si c’est en lien avec la pause-déjeuner. Il me dit que oui, mais qu’il ne faut pas le dire aux responsables car cela s’est décidé sans se parler.
Kreminna Svatove, là où nous étions, est l’un des derniers verrous ukrainiens. Nous étions dans l’un des axes vers Bakhmout, qui est la ligne de vie vers Kramatorsk, vers Sloviansk, qui sont les dernières grosses villes tenues par les Ukrainiens. C’est l’une des parties du front les plus disputées actuellement, où l’on voit des tirs d’artillerie nuit et jour avec du 220mm, du 300mm, des missiles.
On parle souvent des armes occidentales. Mais dans ce coin, ces armes n’arrivent pas. Pas de missiles Himars, c’est du matériel russe contre du matériel russe. »