Alors qu’il vient de dépasser la ville de Tver, après une vingtaine de minutes de vol au départ de Moscou et en direction de Saint-Pétersbourg, l’avion privé de la société Wagner perd sa portance, pique du nez pour s’écraser au sol mercredi 23 aout en début de soirée.
Cet endroit est bien connu dans l’histoire russe. En 1942, les Allemands, qui ne sont pas parvenus à prendre Moscou, s’y retranchent derrière un puissant réseau de tranchées et de bunkers. C’est de là qu’ils repoussent durant un an la contre-offensive soviétique, laminant les troupes de la 30e Armée, dont les corps de centaines de milliers de soldats jonchent la zone. Cette région de forêt dense et de marécages sera aussi le tombeau de Evgueni Prigojine.
Les guerres d’Irak, d’Afghanistan, ont développé en peu de temps et de manière considérable un business dont le monopole est dévolu aux Américains, Sud-Africains, Australiens et Britanniques, qui sont les pays leaders dans le domaine. Formation, missions de protection ou de combat aux côtés des forces régulières, les sociétés militaires privées « SMP » remplissent utilement des missions délicates et sont rapidement mobilisables. En France, elles sont interdites depuis 2003. Les coups de Bob Denard en Françafrique sont loin. À Moscou, on observe et l’intérêt pour le sujet grandit. Les Russes ont bien compris l’atout que représente une force de supplétifs pouvant être envoyée rapidement sur les points chauds du globe, sans avoir à engager l’État.
Le sujet est discuté à la Douma (chambre basse du parlement) et fait l’objet d’un projet de loi qui est retoqué en 2020.
Les SMP russes en zone grise
Elles pourront exister avec l’accord et le soutien du Kremlin qui participera officieusement à leur financement, facilitera leur équipement, sans pour autant que celles-ci soient légales. Une épée de Damoclès pèse donc au-dessus de leur tête en cas de problème. L’activité est trop risquée pour l’image et la réputation du pays. La mise sous sanctions américaines est quasi automatique en la matière. La perspective de servir de fusible fait qu’en Russie, parmi les spécialistes de la sécurité, beaucoup refusent de s’engager dans cette voie.
Evgueni Prigojine est avant tout un homme d’affaires qui sent les bonnes occasions. Il n’est pas à proprement parler un oligarque. Il n’a racheté aucune société d’État et ne fait pas partie du club très fermé des multimilliardaires. Longtemps leader des cantines scolaires ou du catering pour la Compagnie des chemins de fer russes (RZD), il sait comment monter une affaire et gagner des appels d’offres compliqués dans des secteurs très corrompus.
Le groupe Wagner sera pour lui une nouvelle aventure, un business qu’il développe avec succès. Il s’engouffre là où la diplomatie russe creuse son sillon : en Afrique, au Maghreb, en Syrie. Ses « musiciens » se déploient pour soutenir les alliés politiques du Kremlin à l’étranger. Ancien voyou, il ne fait pas non plus partie du club des « silovikis », ces membres ou anciens des services spéciaux reconvertis dans le privé. Mais il sait communiquer sur ses nouvelles activités et acquiert une visibilité en Russie ainsi qu’une certaine reconnaissance. Celle d’un entrepreneur patriote qui sert les intérêts de la Russie dans le monde sur des terrains difficiles. Les Russes aiment cela.
Les « musiciens » de Wagner, de la Syrie à l’Ukraine
Contrairement à ce qu’affirment souvent les analystes de plateaux de télévision qui commentent la guerre sur les cartes ou les images des autres, les Russes se sont adaptés au conflit. L’engagement de Wagner en est la preuve.
Fin février 2022, lorsqu’il devient clair que le Président Zelenski ne partira pas et que la résistance ukrainienne plus forte que prévu ne permet pas de prendre Kiev avec le peu de forces engagées dans la région par les Russes, ces derniers sont contraints d’entamer une phase de réorganisation et de montée en puissance. Il faut augmenter très rapidement le volume des effectifs engagés en préservant autant que faire se peut l’armée régulière et le matériel de pointe.
Les Russes savent faire. Ils disposent d’un énorme vivier de vétérans professionnels ou d’hommes ayant effectué leur service militaire. Ces réseaux d’anciens, dont certains ont à peine 30 ans, sont très puissants en Russie. Rendus à la vie civile, l’appel de la mère patrie, le sentiment de remplir une mission historique et la perspective d’un bon salaire les convainquent en quelques heures de s’engager par milliers.
Rapidement, sur le modèle de Wagner, quelques dizaines de sociétés militaires privées s’organisent et sont le réceptacle de la mobilisation, mais surtout de l’engagement des volontaires qui veulent en découdre avec les Ukrainiens. En quelques semaines, équipées et financées par le Kremlin, elles viennent prendre position sur tous les secteurs du front et sont engagées dans des missions de combat.
Front ukrainien, l’eldorado des SMP russes
Brigade des Vétérans, bataillon des Cosaques de Crimée, bataillon Enissé, bataillon des Loups, bataillon Piatnachka… Des SMP, il en existe beaucoup côté russe. Souvent peu connues, elles sont engagées dans des missions de combat sur l’ensemble du front, du nord de Lougansk aux régions de Kherson et Zaporojie en passant par Donetsk. Comme Wagner, elles reçoivent de l’armement, des munitions, des blindés. Mais contrairement à Wagner, en dehors de quelques canaux Telegram, pas de communication, pas de relations publiques. Les patrons de ces sociétés se font discrets. Pas de mise en scène du dirigeant et surtout, une fidélité totale au maître du Kremlin. Le vrai chef, c’est Vladimir Poutine.
La prise de Marioupol achevée par l’armée russe et les forces de la région de Donetsk, l’attention du monde se porte sur une petite localité plus au nord, Bakhmout. Les Ukrainiens qui viennent de perdre plusieurs localités dans le Donbass (Severodonetsk, Lissitchansk, Soledar) s’y retranchent. L’objectif est d’user, de retarder un maximum les forces russes dans un combat urbain qui demande beaucoup de ressources en hommes et en matériel et de protéger ainsi deux villes plus importantes et stratégiques, Kramatorsk et Sloviansk. Face à eux, on trouve les troupes de Wagner, soutenues dans la périphérie de la ville par l’armée russe et dans le ciel par l’aviation.
Chacun se met en scène. Zelenski se rend sur place. Les Ukrainiens expliquent que jamais Bakhmout ne tombera, que les Russes sont épuisés, qu’ils manquent d’hommes et de munitions.
Quand la victoire précède la chute
Face à eux, Prigojine joue sa partition avec succès. Chaque semaine, en gilet tactique, fusil d’assaut en main, il apparait aux côtés de ses troupes sur le front. Pour les Russes, les hommes de Wagner deviennent des héros.
Depuis des mois, les combattants russes creusent des tranchées et posent des mines en prévision de la contre-offensive des Ukrainiens, qui reçoivent chaque semaine des moyens supplémentaires importants. La victoire de Bakhmout va devenir symbolique pour les Russes, la seule possible sur un front largement figé. Elle est aussi pour Prigojine le début de la fin.
En effet, à mesure que ces troupes avancent dans la ville, il n’a de cesse de tirer la couverture à lui. Critiquant face caméra le haut commandement de l’armée russe et l’armée régulière pour leur supposée incompétence, il engendre la défiance et l’hostilité de ceux qui soutiennent pourtant la progression des troupes de Wagner au sol. L’engrenage s’emballe, les insultes à l’endroit du ministre de la Défense, du chef d’État-major, poussent ces derniers à demander à Moscou de débrancher Wagner.
Bakhmout sera la seule et dernière victoire de Prigojine sur le front ukrainien. La prise de la ville devient une certitude, les moyens lui sont donc peu à peu retirés. Wagner doit sortir de la zone des opérations en douceur. Evgueni Prigojine annonce que ses troupes partiront le 1er juin 2023 pour récupérer à l’arrière du front.
Prigojine franchit le Rubicon
En réalité, le démantèlement de Wagner a débuté. C’est inacceptable aux yeux de Prigojine et de son premier cercle, qui mènent désormais un combat politique en Russie contre Sergueï Choïgou et Valeri Gerassimov.
Evgueni Prigojine aurait pu demander un arbitrage, mais il a de fait engagé un bras de fer médiatique, certain qu’il en sortirait vainqueur aux yeux de Vladimir Poutine. C’était un mauvais calcul, puisque dès le départ cela humiliait le maître du Kremlin. Déjà, il signait presque son arrêt de mort.
Gonflé par sa victoire et son aura sur le terrain, lui que l’on voit sous le feu ukrainien, il décide de franchir le Rubicon. Les héros deviennent des mutins. Ses troupes entrent dans Rostov-sur-le-Don et foncent vers Moscou. Sur les 800 km de l’autoroute M4, aucun doute que la colonne de camions et de véhicules blindés qui avancent en file indienne pourra être détruite par une seule passe de MIG ou de Soukhoï. Evgueni Prigojine sait qu’il ne prendra pas Moscou, mais il veut gagner auprès de Vladimir Poutine la démission de son ministre de la Défense et du chef d’État-major.
Ce faisant, il engage le rapport de forces avec le maître du Kremlin. Cette erreur lui sera certainement fatale. Vladimir Poutine ne pardonne pas la trahison. Evgueni Prigojine sera tôt ou tard puni. Il a terminé sa course sur le champ de bataille des héros anonymes de la 30e Armée. Peu importe qu’il ait, ces dernières semaines, tenté de donner le change en Afrique. Que le crash de son avion soit un accident ou un acte prémédité, son sort était scellé.