L’indicible barbarie de l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 aurait dû susciter un immense mouvement de réprobation à travers le monde sans aucune réserve et sans aucune tentative d’explication. Au lieu de cela, elle a révélé d’une manière cruelle la compréhension d’une partie de l’humanité pour le totalitarisme islamique et la gravité de la fracture entre l’Occident et le Sud global.
Ce pogrom, qui ne peut que susciter le dégoût chez tout être humain, a pourtant été relativisé au sein même de nos démocraties occidentales par tous ceux qui croient défendre la cause palestinienne et qui refusent de voir dans ces massacres un nouvel acte d’un projet politique global qui tente de s’imposer par la force du Sud-Est asiatique à l’Afrique occidentale en passant par les banlieues de Londres, de Paris ou de Bruxelles.
Dans la hiérarchie des menaces auxquelles sont confrontés les Occidentaux -et au premier rang d’entre eux les Européens-le totalitarisme islamique arrive en tête, loin devant la question russe, avec la compétition économique et politique avec la Chine. En effet le totalitarisme islamique menace directement l’Europe en raison de notre proximité avec le Moyen-Orient, de nos liens avec l’Afrique et de l’écho qu’il rencontre dans une partie significative de nos populations.
Il est d’autant plus dangereux qu’il s’inscrit dans un contexte global de crise ou le recours à la violence et à la guerre redevient des moyens privilégiés de règlement des conflits. La guerre en Ukraine, à Gaza, le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, le chaos au Sahel, les guerres civiles en Irak, en Syrie, en Libye ou au Yémen, les démonstrations de force de la Chine contre Taiwan : qui ne voit le risque d’embrasement mondial qui pourrait bien déboucher sur « tous contre l’Occident ».
« Dans la hiérarchie des menaces auxquelles sont confrontés les Occidentaux, le totalitarisme islamique arrive en tête, avec la compétition économique et politique avec la Chine »
Pourtant, en Europe comme aux États-Unis, on se refuse encore à tirer les enseignements de la guerre en Irak, du désastre de l’intervention militaire en Afghanistan, de la gestion de la guerre civile en Syrie, des conséquences de nos actions en Libye et maintenant du manichéisme de notre position dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Rien n’y fait. Nous sommes les Occidentaux ! Nous incarnons la vérité, le progrès, la démocratie. Nous sommes le Bien ! Cette attitude, qui n’est pas sans fondements, produit désormais un puissant rejet, renforcé par l’émergence réelle ou supposée d’une alternative à la domination occidentale.
Les ricanements sur les BRICS qui ne seraient qu’un assemblage hétéroclite de pays et de peuples n’ayant rien en commun ne prennent pas en compte la puissance de la détestation d’un Occident qui multiplie les sanctions économiques aussi injustes qu’inefficaces, qui dénonce les violations du droit international seulement quand cela l’arrange, qui qualifie de crime de guerre les bombardements de populations civiles, mais seulement celles qu’il choisit.
La gestion du conflit en Ukraine n’a fait qu’accélérer le processus en jetant la Russie dans les bras de la Chine, en ouvrant à l’Inde de nouvelles perspectives, mais surtout en démontrant notre impuissance à imposer nos solutions. Cela ne signifie pas que notre combat ne soit pas juste, mais que nos moyens sont inopérants.
Aucune des prophéties des dirigeants occidentaux sur l’effondrement de l’économie russe, la défaite de son armée ou la fragilité politique de son régime ne s’est produite. Ces prédictions, qu’il était interdit de critiquer, ont révélé une méconnaissance de l’histoire et des réalités stratégiques. Ni François Mitterrand ni Jacques Chirac ne se seraient aventurés aussi légèrement dans ce conflit. La référence permanente à la communauté internationale au nom de laquelle nous croyons parler ne concerne guère que l’Occident et quelques-uns de ses alliés en Asie, c’est-à-dire beaucoup moins de la moitié de la population mondiale.
Ce sont toutes ces erreurs qui affaiblissent notre influence dans le monde et coagulent les oppositions contre nos intérêts et nos valeurs.
« Les ricanements sur les BRICS qui ne seraient qu’un assemblage hétéroclite de pays et de peuples n’ayant rien en commun ne prennent pas en compte la puissance de la détestation de l’Occident »
Comme le soulignait Henri Kissinger, une politique étrangère ne peut pas être menée par l’émotion et le désir que le monde nous ressemble. Elle doit répondre à un objectif prioritaire, celui des intérêts vitaux de la nation et de la recherche de la paix. Il est très tard pour tenter d’inverser le cours de l’histoire, qui semble couler vers notre déclin et l’abaissement de notre civilisation. La priorité devrait être le traitement des principaux foyers du totalitarisme islamique et une stratégie de « containement » de l’influence chinoise.
Le premier de ces foyers est l’Iran.
Il est illusoire de croire que les sanctions occidentales et les menaces militaires américaines suffiront à dissuader le régime des mollahs de souffler sur les braises du conflit israélo-palestinien et de soutenir les mouvements islamistes radicaux à travers le monde. Il convient donc d’isoler l’Iran en cherchant à réduire la dynamique des BRICS initiée par la Russie et par la Chine. Comment y parvenir sans tenter de résoudre le conflit en Ukraine en ouvrant un espace de dialogue avec Moscou et en offrant à Kiev une alternative à une guerre meurtrière et sans issue ?
Contenir l’Iran devrait nous conduire à prendre des initiatives pour préserver le Liban, qu’une guerre avec Israël achèverait de détruire. La destruction du dernier espace au Moyen-Orient où cohabitent tant bien que mal des chrétiens, des chiites et des sunnites sonnerait le glas de tout espoir de paix dans la région. Ce serait de plus un terrible symbole de la perte d’influence de la France. Préserver le Liban suppose d’agir simultanément vis-à-vis de l’Iran, de la Syrie et de l’Arabie saoudite. L’Iran ne doit pas douter de notre engagement à protéger les chrétiens au Liban.
Un accord doit en outre être trouvé avec la Syrie pour permettre le retour chez eux en sécurité des réfugiés avant qu’ils ne déstabilisent le malheureux Liban comme ce fut le cas avec les Palestiniens. On m’objectera que l’on ne peut pas parler avec Bachar el-Assad, qui s’est rendu coupable d’innombrables crimes de guerre. C’est avec ce raisonnement que la France et l’Europe ont déserté la Syrie et laissé les mains libres à la Russie et à la Turquie. Quel est le bilan de ce choix dicté par notre conscience démocratique ? Un interminable conflit qui a fait plus de six cent mille morts, une déstabilisation du Liban submergé par plus de deux millions de réfugiés et le maintien de Bachar el-Assad au pouvoir !
« Il est très tard pour tenter d’inverser le cours de l’histoire, qui semble couler vers notre déclin et l’abaissement de notre civilisation »
Enfin, la France doit tout faire pour encourager les efforts de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis pour le développement de la région et pour la normalisation des relations avec Israël.
Certes, la guerre à Gaza ne permettra pas la poursuite à court terme du processus des accords d’Abraham, mais la prudence des réactions de Riyad et d’Abou Dhabi laisse entrevoir l’espoir d’une reprise du dialogue, à condition toutefois que la recherche d’une solution à la question palestinienne redevienne une priorité pour l’Europe et pour les États-Unis. Les EAU et l’Arabie saoudite sont engagées dans une profonde transformation de leur économie et dans une moindre mesure de leur société.
Les deux États sont pleinement conscients du danger que leur fait courir le totalitarisme islamique. Le gouvernement de Mohammed Ben Zayed le combat avec la plus grande détermination. Aux EAU, les Frères musulmans sont depuis longtemps sur la liste des organisations terroristes, quand en Europe nous fermions encore les yeux sur la nature de cette organisation et de ses succursales. Celui de Mohammed Ben Salmane l’a rejoint dans ce combat en rupture avec le passé du royaume saoudien.
Leur rôle ne doit pas être sous-estimé. Ce ne sont plus des monarchies pétrolières artificielles et soumises aux États-Unis. Ce sont des puissances régionales indépendantes, désormais au cœur d’une économie mondiale dont le centre de gravité se déporte vers l’Asie. La France y est encore respectée, notamment grâce aux accords de défense conclus en 2009 avec les émirats et une coopération économique et culturelle intense avec l’Arabie saoudite. Pour consolider cette confiance, la France doit cependant assumer une politique étrangère indépendante et inscrite dans la durée et le respect des engagements pris.
En 2011, Mohammed Ben Zayed m’avait confié sa colère et sa déception devant le lâchage par les Américains du président égyptien Moubarak au profit d’un mouvement populaire manipulé par les Frères musulmans. De cette époque date sa prise de distance vis-à-vis de Washington, spectaculairement illustrée par la réception avec les honneurs de Vladimir Poutine à Abou Dhabi et à Riyad en décembre dernier.
« La destruction du Liban, dernier espace au Moyen-Orient où cohabitent tant bien que mal chrétiens, chiites et sunnites sonnerait le glas de tout espoir de paix dans la région »
L’évolution de ces deux États éclaire a contrario le rôle du Qatar, qui ne peut pas se résumer à l’action positive jouée dans la libération d’une partie des otages israéliens du Hamas. Elle souligne aussi les allers et retours de la Turquie, dont l’attitude à l’égard des islamistes radicaux est ambivalente. L’ambiguïté entretenue par les Européens au sujet de son adhésion à l’Union n’est pas pour rien dans cette attitude.
On ne gagne jamais rien à entretenir la confusion avec une grande nation dont l’orgueil est blessé par notre légèreté. Et ceci d’autant plus que l’UE s’est lancée dans un élargissement sans limite aussi dangereux pour sa cohésion qu’illusoire pour sa sécurité. Quoi que l’on pense du président Erdogan, la Turquie est un acteur essentiel au Proche-Orient et aucun progrès sur la voie de la paix n’aura lieu sans sa participation. C’est pourquoi nous devrions relancer la réflexion sur l’avenir de l’UE et sur la création d’un statut de partenaire associé afin d’offrir une perspective et un cadre de coopération à des États qui n’ont pas vocation à rejoindre l’Union.
Cette réflexion nous conduira inévitablement à nous poser la question de l’avenir de la monnaie européenne. Comment prétendre à l’indépendance et à la puissance quand nous dépendons de la monnaie américaine pour tous nos échanges, d’autant que la Chine travaille à l’internationalisation de sa monnaie ? Certes le chemin est encore très long pour un yuan totalement convertible et utilisable dans les échanges internationaux, mais qui aurait parié il y a trente ans que la Chine disputerait aux États-Unis la première place dans l’économie mondiale ? Je note au passage que cette internationalisation de la monnaie européenne fut mise en avant pour convaincre les Français lors du referendum sur le traité de Maastricht.
Ceci me conduit à notre seconde priorité : la compétition économique avec la Chine, qui risque de se doubler rapidement d’une compétition politique et militaire. Le scénario est écrit : l’affrontement entre la Chine et les États-Unis dominera les relations internationales des prochaines décennies. L’enjeu est d’éviter qu’il ne se transforme en un conflit mondial aux conséquences incalculables.
Comment prétendre à l’indépendance et à la puissance quand nous dépendons de la monnaie américaine pour tous nos échanges, d’autant que la Chine travaille à l’internationalisation de sa monnaie ?
La France et l’Europe doivent développer leur propre stratégie à l’égard de la Chine, sans concession, mais aussi sans arrogance et sans provocation, au contraire de la politique américaine qui semble ne jamais tirer les enseignements de ses échecs passés. Plus que jamais, notre continent détient le pouvoir d’éviter une confrontation entre l’Occident et le reste du monde, porteuse de tous les dangers pour l’humanité.
J’ai vu que l’on me reprochait d’avoir permis le retour de la France dans les deux commandements de l’OTAN dont le général de Gaulle l’avait retiré. Avec Nicolas Sarkozy, nous avons effectué ce mouvement dans l’espoir qu’il abaisserait les préventions des Européens à notre égard en matière de Défense. Il s’agissait d’enlever à nos partenaires, notamment allemands, l’argument de la primauté de l’OTAN pour bâtir une alliance de défense européenne. Le résultat n’est pas au rendez-vous. Nous avons surestimé notre capacité à faire évoluer les mentalités en Europe et sous-estimé la force du lien stratégique qui unit l’Allemagne aux États-Unis. Mais rien ne changera tant que cette dépendance perdurera. On le vérifie hélas chaque jour aux choix industriels de Défense de nos partenaires. Dans ce contexte, on mesure la force de la vision du général de Gaulle, qui nous a dotés de la seule force de dissuasion nucléaire totalement indépendante en Europe.
L’émergence d’une stratégie européenne efficace à l’égard de la Chine suppose que l’Europe rattrape son retard technologique et réduise sa dépendance politique à l’égard de Washington et sa dépendance commerciale à l’égard de Pékin. Qu’elle accompagne la montée en puissance de l’Inde, qui ne tardera pas à challenger la Chine, et qu’elle développe une politique de coopération à grande échelle avec l’Afrique pour lui éviter de devenir l’arrière-cour de Pékin ou de Moscou après avoir été celle de Londres et de Paris.
Mais rien de tout cela ne sera possible si nous persistons à vouloir imposer notre modèle politique et notre vision de la société tout en ne défendant pas notre identité et notre héritage culturel. Nous devons nous poser une question fondamentale : pourquoi les peuples du monde entier rêvaient-ils au vingtième siècle de nous ressembler et pourquoi nous rejettent-ils aujourd’hui ?
« L’affrontement entre la Chine et les États-Unis dominera les relations internationales des prochaines décennies. L’enjeu est d’éviter qu’il ne se transforme en un conflit mondial aux conséquences incalculables »
Parce que nous leur retournons l’image du désordre et de l’impuissance. Parce que nos débats absurdes sur le wokisme ou la négation des genres heurtent leurs convictions les plus profondes. Parce que nos solutions concernant les changements climatiques sont vécues comme une double peine. Après avoir été à l’origine des évolutions qui ont conduit à cette situation, nous voulons leur imposer des remèdes qui risquent d’entraver leur développement et d’aggraver dramatiquement leurs conditions de vie.
Pourtant, nous détenons beaucoup de clés de leur avenir et nous avons les ressources, à condition de faire les arbitrages nécessaires, pour être des partenaires exigeants et fiables. L’essentiel est de retrouver la maîtrise de notre destin, la fierté de notre passé tout en acceptant les évolutions du monde.
Faute de le comprendre, nous poursuivrons le chemin qui conduit inéluctablement vers des heures sombres.