On l’a tous compris, plus le deuxième mandat de Macron arrive à son terme, plus Glucksmann espère qu’il sera le faiseur de roi de la prochaine élection présidentielle. Possible bénéficiaire du macronisme de gauche, l’eurodéputé ne désire qu’une chose : monnayer son soutien au futur successeur du président sortant qui sera, selon toute vraisemblance, sur un positionnement de centre-droit. Tout cela constitue de la cuisine politique et n’est pas très intéressant. En revanche, le fait qu’il se présente comme un candidat anti-Mélenchon et partisan affiché du bloc otano-atlantiste à gauche l’est déjà beaucoup plus. Libéral-immigrationniste, va-t-en-guerre pro-Ukraine et européiste convaincu, le fils d’André Glucksmann mérite que l’on s’intéresse à son cas, si symptomatique de cette gauche déconnectée des classes populaires et qui ne s’adresse qu’à la frange Terra Nova de la bourgeoisie des centres-villes.
1. Tel père tel fils
Comme avec les Bush, il y a Glucksmann père et Glucksmann fils. Raphaël est avant tout un « fils de », en l’occurrence du philosophe André Glucksmann (1937-2015). Ancien maoïste et membre des « nouveaux philosophes », André faisait partie de cette gauche qui liquida le marxisme au nom de la lutte contre le totalitarisme, tout en se convertissant au néolibéralisme, à l’atlantisme et à la cause européiste. Parmi ses faits d’armes : son soutien, en 2003, aux bombardements des Irakiens par les Américains. Dans une tribune dans Le Monde co-signée avec Pascal Bruckner et Romain Goupil, André écrivait : « Quelle joie de voir le peuple irakien en liesse fêter sa libération et… ses libérateurs ! ». Bilan officiel de ces « libérateurs » : plus de 100 000 civils et une région plongée dans le chaos qui constitua un terreau pour le terrorisme.
Cette ascendance permet à Raphaël d’être « bien né » et de grandir au sein des réseaux politiques, culturels et bourgeois qui lui ouvrent les portes du Tout-Paris. Dans l’appartement familial du 10e arrondissement passe des dissidents de tous les pays. « J’avais le monde à ma table » (Le conseiller français du Prince géorgien. Raphaël Glucksmann, La Croix, 18/09/2012), résume l’intéressé. Lycéen à Henri-IV puis étudiant à Sciences Po, il n’a d’ailleurs jamais senti cet héritage comme un « fardeau » ; il marche même volontiers dans les pas du paternel. En effet, chez les Glucksmann, on tète l’atlantisme et le néoconservatisme avec le lait de sa mère. Comme son père, Raphaël est membre du cercle de réflexion du Cercle de l’Oratoire. Cofondé par Michel Taubmann et son épouse à la suite les manifestations contre l’intervention des États-Unis en Irak, ce cercle est un haut lieu de rencontre pour les différentes sensibilités pro-américaines en France. On y retrouve des intellectuels (Pierre-André Taguieff, Pascal Bruckner ou encore Stéphane Courtois), mais aussi des personnalités politiques en vue à l’époque (Bernard Kouchner, Nicolas Baverez, Fadela Amara). Raphaël participe même à l’édition de la revue Le Meilleur des mondes (2006 – 2008) qui accompagne ce cercle. Pour son premier numéro, il rencontre l’ancien dissident et ex-président de la République tchécoslovaque, Vaclav Havel, qui déclare : « Il est clair que la rhétorique de Bush sonne un peu plus vraie à nos oreilles qu’aux vôtres… »
2. Un fédéraliste européen convaincu
Un élément est caractéristique chez lui : son amour (intéressé ?) pour l’Autre, l’Étranger. La célèbre phrase de Rousseau, « Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins », sied parfaitement pour décrire notre homme. Toujours avide de lumière médiatique, Raphaël adore, comme son ami « BHL », faire la diva humanitaire en prenant parti dans divers conflits comme la Tchétchénie, Géorgie, le génocide rwandais ou encore, en 2020, pour les Ouïghours. En même temps, rien de surprenant pour celui qui confessait dans l’émission 28 Minutes sur Arte : « Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi, a priori, culturellement, que quand je me rends en Picardie, et c’est bien ça le problème ». Lors d’un meeting à Royan le 13 avril 2014, la tête de liste Rassemblement National Jordan Bardella attaqua l’eurodéputé socialiste sur ce sujet en expliquant qu’il était l’incarnation du « souci des autres jusqu’à l’oubli des siens ».
Son amour du droit des peuples à demeurer souverains est à géométrie variable. À peine élu eurodéputé, il avait par exemple demandé la création d’une « Commission spéciale sur l’ingérence étrangère et la désinformation ». Et si cette Commission se démène chaque jour pour dénoncer les agissements de la Russie, elle se montre beaucoup plus timorée quand il s’agit de pointer du doigt les manœuvres américaines d’espionnage, d’ingérence ou de pression démocratique et commercial. On l’a compris, Raphaël a ses préférences (ce qui est son plus grand droit), et il reste l’un des premiers à monter au créneau lorsque des membres du bloc occidental sont attaqués. D’ailleurs, il ne s’en cache pas car comme il l’explique dans son livre La grande confrontation. Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties (2023), le monde se divise entre les autocraties et les régimes illibéraux.
Le 29 mars dernier sur franceinfo, tout en dénonçant les partis d’extrême droite qui montent sur le continent européen, Raphaël nous expliquait qu’il fallait penser des « voies d’immigration légales » en Europe avec la mise en place « de quotas en fonction des besoins des économies européennes », tout en réfutant le « mythe » des murs absolus et de l’immigration zéro. Rien de surprenant de la part de celui qui avait dit, en 2015, sur le plateau de « La Nouvelle Émission » de Canal+, que « le projet de l’école républicaine, c’était un projet de déracinement. C’était un projet politique qui visait à enlever les enfants des clochers, des terroirs ! C’était créer, à partir d’héritiers, des citoyens, c’était l’antithèse du projet réactionnaire qu’on nous offre dans les livres et bientôt dans les urnes ».
Partisan de la thèse de la tenaille identitaire, il met régulièrement dos à dos la « lèpre nationaliste » et l’ « islamisme radical ». Dans un article pour Libération en 2015, il affirmait : « Deux replis identitaires se font face en France : les idéologies islamistes et nationalistes. Ils se renforcent l’un l’autre en s’opposant. Le projet de l’extrême droite est politiquement plus dangereux que celui des jihadistes, car il n’y aura jamais de califat en France ». Déjà en 2012, dans le journal La Croix, il faisait sa profession de foi européiste en expliquant qu’il « travaille pour l’Europe ». Il ajoutait même que les Français devaient accepter cette « réalité » que l’immigration faisait « partie de l’ADN de la France » et que ce pays portait « un projet de démocratie européenne ». Fervent ambassadeur du “saut fédéral” européen, il s’affiche par conséquent comme un partisan ardent de la disparition progressive de la souveraineté nationale au profit de Bruxelles et de sa doxa néolibérale.
3. Un belliciste anti-russe
Il y a quelques jours à Lille, en pleine compagne européenne, les Jeunes communistes ont placardé une affiche qui mettait en cause les prises de position pro-Ukraine la tête de liste PS-Place Publique. Sur le visuel, où figure le visage de l’eurodéputé, on retrouve plusieurs questions comme « Qui va aller mourir en Ukraine ? », ou encore « Va-t-il aller faire la guerre ? ». L’affiche va même plus loin car Raphaël est qualifié de « sacré salaud », mais aussi accusé de vouloir « envoyer les enfants d’ouvriers à la guerre ». Le Parti socialiste lillois a dénoncé cette campagne dans un communiqué en expliquant que « ce type de campagne n’a pas sa place dans la vie politique ». Si chacun peut considérer ces accusations comme outrancières, les Jeunes communistes ont-ils pour autant tort ?
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Raphaël s’est largement distingué pour sa haine de la Russie – il a d’ailleurs qualifié Poutine de « caïd » -, et pour son bellicisme zélé. Le 1er mars 2022 sur les ondes de France Inter, il expliquait qu’il fallait soutenir la résistance ukrainienne, notamment en lui offrant une perspective européenne, tout en infligeant des sanctions à la Russie : « Si on n’arrête pas Vladimir Poutine en Ukraine, nous ne connaîtrons plus la paix en Europe », sinon « chaque signe de faiblesse de l’Union européenne est une invitation à l’agression […] Aujourd’hui, à une très large majorité, nous allons voter pour octroyer à l’Ukraine le statut de pays candidat… l’avenir de l’Europe se joue à Kiev… et nous sommes prêts à accueillir l’Ukraine dans la famille européenne. » Le 19 février 2024 sur BFMTV-RMC, il reprend la même antienne en jurant que « la guerre que mènent (les Russes), ce n’est pas une guerre contre l’Ukraine, c’est une guerre contre ce qu’ils appellent l’Occident collectif, c’est-à-dire contre nous ».
Son ressentiment envers la Russie ne date pas d’hier. Depuis son engagement pour la Tchétchénie, ou dans son travail en tant que conseiller du président géorgien ou ukrainien, Glucksmann fils n’a cessé de dénoncer la Russie comme un ennemi de la « société ouverte ». Dans un entretien pour Mediapart sur son livre Génération gueule de bois (2015), il se permettait même certains rapprochements pour le moins osés : « Rien de commun, apparemment, entre le prêcheur salafiste qui arme idéologiquement les terroristes de Vincennes ou Toulouse et Marine Le Pen (…) entre Vladimir Poutine (…) et Al-Bagdadi. Tout les oppose. Tout, sauf une aversion partagée pour le monde qui nous a vus naître et que nous pensions universel. Tout, sauf le rejet de nos principes cosmopolites et démocratiques, de nos modes de vie, de nos errances et de nos licences. »
Dôté d’un certain culot, l’homme qui a offert ses services à l’Ukraine ou à la Géorgie fustigeait, lors d’une conférence à Nantes Université en novembre 2023, les « élites corrompues qui se sont vendues à des puissances étrangères hostiles à nos principes et à nos intérêts ». La remarque est d’autant plus cocasse quand on sait que l’eurodéputé appartient au même groupe qu’Eva Kaili (l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates), l’ancienne vice-présidente du Parlement européen chez qui on a retrouvé 900 000 euros en liquide – et accusée, par la police belge, de corruption par le Qatar. Cerise sur le gâteau, dans un rapport issu de la commission sur les ingérences étrangères exigée par Raphaël lui-même, le Qatar n’est mentionné que trois fois quand la Russie, elle, est mentionnée soixante-six fois.
4. Des liens troubles en Géorgie
Si on en revient à l’affiche des Jeunes communistes, une phrase lourde d’insinuations retient notre attention : « Ne lui demandez pas ce qu’il faisait en Géorgie entre 2009 et 2012 ». Et dans un débat récent sur France Inter (12/04/2024) entre Glucksmann fils et Jordan Bardella, ce dernier n’a pas hésité à évoquer le sujet : « Vous avez travaillé pour le compte de gouvernements étrangers, pas moi, pour un président géorgien qui est aujourd’hui en prison ». Et effectivement, Glucksmann fils a bien été le conseiller du président géorgien Mikheil Saakachvili, officieusement à partir de 2004 puis publiquement à partir de 2009. Dans son entretien avec Médiapart évoqué précédemment, il explique avoir croisé, en août 2008, à un barrage militaire russe au sud de la ville de Gori, le général Borisov, chef des troupes d’invasion, qui lui aurait tenu les propos suivants : « Tas de pédés ! Rentrez chez vous baiser vos nègres. Ici, ce n’est pas l’Europe, c’est la Russie ! » Alors, il ajoute qu’« un déclic se produisit : je décidai de poser ma caméra, d’agir au lieu de témoigner. À 3 heures du matin, j’entrai dans le bureau du président géorgien Mikheil Saakachvili : “Je reste tant que ces maniaques sont là et je veux aider. Quitte à nettoyer les chiottes s’il le faut”. »
Après cette rencontre, dont Raphaël dira qu’il « a toujours eu un côté charmant, superdynamique » (Le Monde, 05/10/2011), Saakachvili lui propose de rejoindre son staff. Une fois devenu son conseiller, l’eurodéputé n’aura de cesse d’insister sur l’intégration européenne et à l’Otan de la Géorgie. Raphaël se réjouit même d’être le membre d’un cercle de conseillers venus de divers horizons, et, dans une tribune pour Libération intitulée « Leçons géorgiennes » (25/08/2008), il raconte que « le gouvernement est formé de jeunes gens dont la double nationalité américaine, anglaise ou israélienne fait ressembler Tbilissi à une Babel occidentale plantée au cœur du Caucase ».
Son histoire avec la Géorgie n’est pas que politique. En 2009, Raphaël rencontre sa future épouse, Eka Zguladze. Mais qui peut bien être celle que l’on surnomme « princesse Géorgie » ? Vice-ministre de l’Intérieur puis ministre de l’Intérieur en Géorgie sous la présidence de Mikheil Saakachvili, elle a obtenu la nationalité ukrainienne en décembre 2014, avant d’être nommée quelques jours plus tard vice-ministre de l’Intérieur de l’Ukraine dans le second gouvernement Iatsenouk. « Marié à celle qui a été vice-ministre de l’Intérieur, puis ministre, ignorait-il vraiment tout des excès de la police, des tortures dans les prisons et de la situation des droits de l’homme dans le pays ? » s’interroge Salomé Zourabichvili (Géorgie : la « french connection », Marianne le 02/11/2012) aujourd’hui présidente de la Géorgie, mais surtout ancienne Ministre des Affaires étrangères de Saakachvili jusqu’à son renvoi en 2005, qui la pousse à rejoindre l’opposition. Mais Glucksmann fils botte en touche en expliquant qu’il a tenté de faire avancer la démocratie en Géorgie, « à tous les échelons ».
Durant ses mandats, Saakachvili est accusé d’avoir organisé l’arrestation pour abus de pouvoir de nombre d’anciens ministres, administrateurs locaux et hommes d’affaires associés à l’ancien régime. On lui reproche aussi des détournements de fonds budgétaire. Mais ce n’est pas tout puisque l’opposition lui reproche une répression abusive de manifestations, et, en 2012, des vidéos de torture de prisonniers sont dévoilées. Lors de la chute de Saakachvili, en 2013, le couple Glucksmann/Zguladze part alors en Ukraine, pendant que le président s’enfuit en exil aux Etats-Unis. Après plusieurs années, Saakachvili retourne finalement en Géorgie où il est arrêté en octobre 2021, pour purger ses huit années de prison.