Comme le résume bien l’agriculteur et journaliste Jean-Paul Pelras dans son livre Le sacrifice paysan (éd. Erick Bonnier), le paysan français est devenu « celui qui gêne sur la route, qui dérange quand il fait démarrer le tracteur un peu trop tôt, qui gaspille l’eau, qui attire les mouches avec son troupeau ». Pour autant, en octobre dernier, près de 88 % des Français considéraient la mobilisation des agriculteurs pour exprimer leur difficulté comme justifiée. Voilà posé les raisons d’un paradoxe français, celui du rapport de nos concitoyens à l’agriculture. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, 36 % des actifs travaillaient en France dans l’agriculture contre 5,5 % seulement en Grande Bretagne. Il suffit de relire Marc Bloch (Les Caractères originaux de l’histoire rurale française) ou Emmanuel Leroy-Ladurie (Montaillou, village occitan) pour achever de se convaincre de l’importance de l’agriculture dans notre inconscient national.
Une cogestion problématique
Dux visions du syndicalisme s’opposent dans le monde agricole français. Il y a tout d’abord les partisans d’une agriculture intégré au système de production agroalimentaire, c’est-à-dire à l’industrie destinée avant tout à fournir la grande distribution en produits transformés. Cette agriculture productiviste regarde aujourd’hui, même si elle ne veut pas trop le dire, avec des yeux de Chimène, les possibilités offertes par la financiarisation du secteur et le libre-échangisme mondial. Au niveau national, elle se complet dans la cogestion entre les syndicats majoritaires, la FNSEA alliée aux Jeunes agriculteurs (JA), et les gouvernements successifs.
D’autre part, on trouve les deux syndicats contestataires, l’un classé à gauche, la Confédération paysanne rendue célèbre en son temps par José Bové, chrétien de gauche aux célèbres moustaches. De l’autre la Coordination rurale, souverainiste et comme tel volontiers classé à droite par les médias. Décidée à tailler des croupières à la FNSEA lors des élections syndicales prévues à la fin du mois de janvier 2025, la Coordination rurale, actuellement présidée par Véronique Le Floc’h, a décidé de ne pas attendre la fin de la trêve des confiseurs, ni le rendez-vous que lui avait fixé, sous la pression, François Bayrou pour le 13 janvier prochain à Matignon, pour se faire entendre et occuper l’espace médiatique. Du 5 au 7 janvier, la CR s’est donc rassemblée en divers points de la région parisienne et du pays (Lyon, Normandie…). Les tracteurs étaient de sortie !
Quand les tracteurs donnent de la voix pour interpeller l’opinion publique
Quoique importante, la mobilisation ne fut pas triomphale et se heurta rapidement au zèle des forces de l’ordre bien décidées à faire respecter les strictes consignes gouvernementales d’étouffer la révolte dans l’œuf. Une ferme d’Orveau (Essonne) fut transformé pendant 24 heures en camp retranché avant que ses occupants soient raccompagnés vers le Loiret. A Paris, le secrétaire général de la Coordination rurale, Christian Convers fut interpellé quelques heures le dimanche 5 pour avoir arboré un bonnet jaune, symbole de son organisation, dans les rues du 17e arrondissement.
Le 6 janvier à l’aube ce sont des contrôles au faciès qui voyaient les forces de l’ordre verbaliser d’autres manifestants de la CR aux alentours du Trocadéro et du palais de l’Élysée. Le lendemain matin trois militants originaires de l’Est de la France étaient interpellés en Seine-et-Marne. Ils seront libérés le lendemain avec des peines symboliques et accueillis à la sortie du tribunal de Meaux sous les bravos de leurs camarades.
Rien n’est réglé en France quant à l’avenir de la paysannerie. Mais, coûte que coûte, la Coordination rurale compte faire entendre sa voix aux quatre coins du pays en proposant une autre voie que celle du renoncement et de l’acclimatation aux diktats bruxellois et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une démarche qui ne saurait laisser indifférent.