Entretien avec Jean-Louis Bachelet : « Tout un peuple est sacrifié pour une guerre proxy »

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Rétrospectivement, vous qui étiez dans la région à ce moment-là, quel regard portez-vous sur les débuts de « l’opération militaire » spéciale menée par le Kremlin ? 
 
En réalité, tous ceux qui vivent sur le terrain, au Donbass et dans la périphérie, s’attendaient à ce que la Russie intervienne. Beaucoup ont même été surpris que ça vienne aussi tardivement. Mais on savait aussi que la Russie n’était pas prête, notamment en 2014 lorsque les accords de Minsk ont mis fin artificiellement à la guerre civile. A l’époque, elle n’avait pas les moyens militaires d’agir, la plupart de son arsenal datait encore de la guerre froide et deux tiers des tanks étaient hors service. On a pu s’en apercevoir, d’ailleurs, lors de la guerre en Tchétchénie… la plupart des grandes catastrophes russes en Tchétchénie, notamment en 1995 à Grozny, ont été dues au fait que le matériel était complètement obsolète. Donc oui, tout le monde savait que la Russie prenait le temps de se réarmer. On savait aussi, pendant ces huit ans, que des gens se faisaient encore massacrer au Donbass. 
 
Deux ans plus tard, il semble régner une grande confusion sur l’issue de la guerre… la Russie s’attendait-elle à un tel enlisement ? 
 
Ce qui est certain, c’est que le Kremlin était persuadé qu’il y aurait une levée de boucliers en faveur de la présence russe au moment de son entrée au Donbass. Il ne s’attendait pas non plus à ce que l’OTAN et l’axe Washington-Bruxelles envoie autant d’aides militaires… mais, si la guerre s’enlise, c’est aussi une volonté russe. Vous savez, je pense que la Russie aurait désormais les moyens de raser l’Ukraine, si elle le voulait. Pourquoi ne le fait-elle pas ? Parce qu’il s’agit du même peuple. Poutine l’a rappelé lui-même : il s’agit d’une guerre civile. Tous les combattants russes ont des cousins, des maris, des femmes, des parents ou des enfants en Ukraine. Donc oui, il y a sans doute un enlisement, une guerre des tranchées… mais elle est en partie voulue comme telle. Et il ne faut pas oublier que d’un autre côté, l’armée ukrainienne n’est pas inépuisable. Le commandement veut mobiliser 500 000 hommes, ce qui est très compliqué… j’ai des informateurs en Crimée qui me disent qu’actuellement, ils mobilisent des invalides, ou des soixantenaires… c’est une vraie tragédie. Tout un peuple est en train d’être sacrifié au profit d’une guerre proxy que ni les Etats-Unis ni la Russie ne peuvent se permettre de perdre. 
 
Les médias occidentaux montrent volontiers une nation ukrainienne alignée derrière son gouvernement, qui fait front de manière unilatérale… selon vous, la réalité serait un peu différente…
 
Honnêtement, avant la guerre, j’ai l’impression que l’immense majorité du peuple ukrainien se souciait très peu de ce qui se passait au Donbass. Il y a effectivement une vraie fracture en Ukraine : il y a l’ouest de l’Ukraine qui est antirusse par essence, qui a gardé la mémoire de l’Holodomor et de toutes les horreurs commises par les soviétiques. Et puis il y a toute une partie qui va de Kharkov jusqu’à Odessa incluse, qui est foncièrement pro-russe. Donc je crois que cette division de l’Ukraine est présente dans les esprits. Et vous avez dans la population des gens, des gens qui s’échappent d’Ukraine à cause de ça. Vous avez des automobilistes qui, lorsqu’ils voient des militaires ukrainiens faire du recrutement dans la rue, foncent dans le tas. Ce sont des images qu’on ne voit pas forcément ici, c’est certain. 
 
En dépit de toutes les causes politiques, historiques, est-ce que le conflit russo-ukrainien n’est pas une énième bataille énergétique ? 
 
Bien sûr, vous avez raison. Il y a le fait que le Donbass est un des gisements les plus importants de gaz de schiste en Europe. Il y a aussi le fait qu’il y a une partition de la Russie qui est prévue depuis longtemps par l’OTAN, et ça, ce n’est pas du complotisme, tout empire digne de ce nom combat perpétuellement pour son extension… Et effectivement, quand on voit la Russie avec son immense territoire, ses gisements et en même temps cette multitude de peuples divers qui sont des reliquats de l’ancien empire soviétique, il y a quand même cette idée atlantiste, assez ancienne, d’en finir avec cet empire en avançant toujours plus à l’ouest… et de l’autre côté, il y a la Russie qui semble profiter du conflit pour engager un combat civilisationnel contre l’Occident. Au milieu de tout ça, l’Ukraine fait figure de laboratoire du désastre. 
 
Jean-Louis Bachelet, La Louve de Kharkov, Les Provinciales, 186 p., 18 euros.
 

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