Difficile de ne pas percevoir, dans la presse occidentale, la déception résignée qu’inspirent les résultats de l’élection présidentielle turque. Recep Tayyip Erdoğan, 69 ans, cofondateur de l’AKP (Parti de la justice et du développement), a été réélu pour la troisième fois consécutive ce dimanche 28 mai 2023. Il obtient 52,2 % des suffrages exprimés, soit 2,3 millions de voix d’avance sur son opposant Kemal Kiliçdaroğlu. « Nous serons ensemble jusqu’au cimetière », raille l’homme fort du régime dans son discours de victoire. Il faut dire que la génération née à l’aube du XXIe siècle n’a pratiquement pas connu d’autre visage que le sien : Erdoğan était déjà aux manettes entre 2003 et 2014, alors en tant que Premier ministre.
Sa réélection dimanche ne faisait guère de doute, sauf pour les Européens et leurs alliés américains qui avaient acquis l’intime conviction, à force d’auto-persuasion, que Kiliçdaroğlu allait l’emporter. Il faut dire qu’il inspirait confiance et faisait témoignage de bons sentiments envers les Occidentaux ! Amers, les premiers articles de la presse française annoncent une victoire « revendiquée » par Erdoğan, traduisant un doute sur sa légitimité, titrent sur les « inquiétudes » des observateurs, ou dénoncent les « avantages injustifiés » dont il aurait bénéficié. Le même phénomène est visible aux Royaume-Uni et aux États-Unis, chose que n’a pas manqué de moquer la chaîne télévisée turque TRT World.
« Les ambitions d’Erdoğan vont être décuplées »
Pour Ana Pouvreau, analyste géopolitique spécialiste des mondes russe et turc, la « maladresse » du traitement des élections turques par les médias occidentaux risque de « creuser les aversions entre l’Occident et la Turquie ». Car derrière cette élection, c’est tout un équilibre géopolitique qui est en jeu. La Turquie est l’une de ces puissances-pivot dont ni les États-Unis, ni l’Europe ne peuvent se passer. Aussi a-t-il fallu se résigner à féliciter le Reis, Joe Biden et Ursula von der Leyen en tête, pour sa victoire. Dans ses mains se trouvent la médiation sur les céréales avec l’Ukraine et la Russie, les dossiers syrien, libyen et palestinien, le verrou migratoire, la stabilité de la Grèce, l’avenir de Chypre, le sort du Haut-Karabakh, la situation des Kurdes, le positionnement de la vaste diaspora turque en Europe, des partenariats économiques et financiers divers… Ironie de circonstance, Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky ont aussi tous deux salué ce succès, amicalement pour l’un – Erdoğan ne cache pas ses liens étroits avec la Fédération de Russie –, dans un esprit de coopération pour l’autre. La Turquie confirme sa place d’État indépendant, capable de dialoguer avec tous, sans manquer pour autant à “son rôle de défense du flanc Sud-Est de l’OTAN, ce qui en fait un État-pivot, crucial sur l’échiquier géopolitique mondial, et une pièce maîtresse pour les États-Unis. », rappelle Ana Pouvreau.
Le président turc est en position de force à bien des égards. « Les ambitions d’Erdoğan vont être décuplées, explique la spécialiste. Le 29 octobre prochain auront lieu les célébrations à l’occasion du centenaire de la République de Turquie : toute la politique de puissance turque sera calée par rapport à cette échéance majeure ». Assistera-t-on à une densification du calendrier des interventions ? De fait, on la constate déjà en Afrique, où la Turquie multiplie les investissements et les propositions de conseils aux États africains débarrassés des Occidentaux. « Le but est de faire passer la Turquie du rang de puissance régionale majeure au rang des grandes puissances mondiales », complète l’analyste. Cet objectif est d’autant plus important que l’AKP, le parti d’Erdoğan, devra « tenir ses promesses vis-à-vis de son électorat le plus radical » ; les Kurdes et les Arméniens ont de quoi s’alarmer.
OTAN, BRICS, OCS : la Turquie et la multipolarité du monde
Dans une interview donnée à CNN dans l’entre-deux-tours, Erdoğan rappelait qu’il ne changerait pas de position sur la question de l’entrée de la Suède dans l’OTAN. C’est un « non » catégorique. Mais depuis sa réélection, Joe Biden met tout son poids dans la balance, conformément aux demandes d’un groupe de sénateurs américains. Ils boycottent la vente d’avions de combat F-16 à la Turquie tant que le pays maintient son obstruction. D’âpres négociations sont en cours, qui pourraient aboutir… ou non. En cas de succès, ce n’est pas la première fois que les États-Unis feraient plier les Turcs, mais cette fois-ci l’affaire semble bien délicate.
En parallèle des luttes intestines à l’OTAN, la Turquie se positionne auprès d’autres organisations qui préconisent un monde multipolaire et contestent l’hégémonie américaine. Ses représentants devraient être présents au sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) de Cape Town les 2 et 3 juin prochains. Treize pays ont demandé officiellement à rejoindre le groupe des BRICS, dont, notamment, l’Iran et, l’Arabie Saoudite. Erdoğan se rapproche par ailleurs de l’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS). « Un redéploiement vers l’Est, qui est motivé aussi par une désillusion vis-à-vis de ce que l’Occident, est en train de se mettre en place dans la perception turque », note Ana Pouvreau.
Chute des cours de la monnaie turque
La réélection d’Erdoğan a provoqué une chute brutale des cours de la livre turque. Mardi 30 mai, « 20,42 livres turques étaient nécessaires pour obtenir 1 dollar », selon le média spécialisé Capital, soit son niveau le plus faible jamais atteint. Erdoğan entend pourtant suivre sa politique économique, axée sur le maintien de taux d’intérêts bas, et ce, malgré l’inflation (plus de 40%). « S’il continue comme ça, la Turquie sera obligée de faire des contrôles de capitaux et on va retourner à une forme d’économie fermée », s’inquiète l’économiste Deniz Ünal sur BFM Business.
Pour la spécialiste Ana Pouvreau : « Le président turc n’élèvera pas les taux d’intérêt pour réduire l’inflation. Au contraire, il mise sur la croissance en favorisant les crédits. Selon lui, cette politique a déjà fonctionné en Turquie, mais aussi en Russie. Peut-être aura-t-il finalement raison, même si cela semble contre – intuitif. En effet, en Europe, il semble que les taux d’intérêt aient été relevés trop vite et trop haut, d’où les difficultés économiques de l’Allemagne à l’heure actuelle. »