AccueilGéopolitiqueBataille de Bakhmut : ce que nous dit le terrain

Bataille de Bakhmut : ce que nous dit le terrain

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« Pensif dans les décombres, je voyais mes soldats rôder comme des ombres, spectres le long du mur rangés en espalier ; et ce champ me faisait un effet singulier, des cadavres dessous et dessus des fantômes. Quelques hameaux flambaient ; au loin brûlaient des chaumes. » 
Le Cimetière d’Eylau, La Légende des siècles, Victor Hugo 
Le fracas de la mort qui défigura Eylau en 1807, petite localité nichée dans l’actuelle enclave Russe de Kaliningrad, a trouvé son écho dans la bataille Bakhmut. Depuis mai 2022, mais surtout depuis la fin du mois d’août, Ukrainiens et Russes y livrent une guerre de fer et de feu. Ici, « des cadavres dessous et dessus des fantômes » participe à se représenter l’atmosphère glaciale régnant à Bakhmut au mois de décembre 2022. La ville, située à l’extrémité ouest de l’oblast de Donetsk (Donbass), comptait 77 000 habitants en 2013. C’est aujourd’hui à 80% un champ de ruines. Les bombardements massifs lui valent un surnom de circonstance : Le « hachoir à viande ». 
 Le désormais célèbre Evgueni Prigojine, cerveau penseur de la société militaire privée russe Wagner, a fait de la prise de cette ville une affaire personnelle. De son côté, le Président ukrainien, Vlodimir Zelensky, en dépit de la minimisation affichée de l’intérêt stratégique de la ville, s’est rendu sur place le 20 décembre pour soutenir ses troupes, durement éprouvées par des semaines de combats meurtriers. Les rangs de la défense ukrainienne de Bakhmut se dégarnissent par centaines de morts chaque jour… quatre fois plus selon les Russes, qui ne disent rien de leurs propres pertes. On les sait pourtant tout aussi massives. 
 
Parler de Bakhmut, c’est presque se ranger derrière Kiev, car les Russes la nomment selon l’appellation donnée en 1924 par les Soviétiques : Artiomovsk, ou Artemivsk en ukrainien. Passée brièvement aux mains des séparatistes du Donbass en avril 2014, Bakhmut reprend son nom originel à son retour sous le drapeau ukrainien, en juillet de la même année. Parce que son nom vient de la rivière Bakhmouta et que la ville est plus connue ainsi dans la sphère occidentale, nous en conserverons l’usage dans ces lignes. 
La bataille de Bakhmut a fait l’objet d’un suivi médiatique étoffé du côté ukrainien. OMERTA a eu envie d’en savoir plus sur l’état d’esprit qui règne en face. Nous avons notamment recueilli les commentaires d’un ancien officier français, passé « à l’est » en 2015, pour se battre dans le Donbass aux côtés des séparatistes. Dans une courte biographie lisible sur le site de la Revue Méthode, dont il est contributeur, l’ex-capitaine Erwan Castel est dépeint comme un «  breton de France » de 58 ans, « un européen, païen rêvant d’une ‘Europe aux cent drapeaux’ dont l’unité serait fondée sur le respect de ses peuples natifs et fondateurs et la reconnaissance de leurs identités dans une vision fédérale fondée sur les principes de subsidiarité et de démocratie participative ». Son précieux témoignage se distingue du narratif de Moscou, pour livrer une expérience, certes militante, du terrain. En 2019, il perdait la main à cause d’une mine. Il est depuis réaffecté au sein du renseignement russe à l’identification du matériel militaire, ce qui en fait un interlocuteur clé, sensible aux remontées d’information du terrain. 
Comprendre le territoire : ce que sont les grandes plaines du Donbass 
 
On ne saurait parler des affrontements de Bakhmut sans en présenter le cadre géographique. C’est ce que commence par expliquer Erwan Castel : l’Est ukrainien est une terre plate, aux reliefs rares, aux plaines sans fin parsemées de bâtiments industriels. Un demi-siècle avant, la Wehrmacht en a fait l’amère expérience. On se souvient des longues files de soldats allemands en retraite, abandonnés aux routes interminables, affamés, transis de froid, fuyant l’armée soviétique, fin 1943. La débâcle est racontée dans toute sa cruauté par Guy Sajer, un « malgré nous », dans son ouvrage autobiographique Le Soldat Oublié[1]. Le terrain d’aujourd’hui n’a guère changé. Il est difficile, encore boueux en cette période où le gel n’a pas durci la terre. Au nord de Bakhmut, aux environs de Slaviansk, quelques mouvements de terrains formés par les talwegs et les rivières offrent la possibilité d’arrêts stratégiques et tactiques. Une aubaine pour les troupes, qui peuvent espérer se mettre à l’abri des collines. 
 
Mais ce n’est pas le cas des environs directs de Bakhmut, où les seuls replis possibles sont les bâtiments. En effet, sous l’impulsion soviétique, le Donbass et son bassin houiller se sont largement industrialisés dès les années 20. Les mines de charbons et de sel, assorties des villes de travailleurs donnent à la région ce qu’Erwan Castel désigne comme une « continuité urbaine ». Le maillage industriel devient une contrainte majeure en temps de guerre. D’abord parce que les matériaux utilisés depuis les années 1950 n’ont pas grand-chose à voir avec les briques creuses qu’on utilise aujourd’hui. Les murs des constructions du Donbass sont épais, faits de volumineux parpaings ou de béton armé, faisant de chaque bâtiment une petite citadelle en puissance. Ensuite parce que la structure des usines et des entrepôts sont toutes conçues avec des voies d’acheminements souterraines, sur plusieurs niveaux. Chemins de fer, hangars, corridors, accès véhicules… Autant d’infrastructures enterrées qui donnaient il y a quelques années une profondeur stratégique à l’URSS. « L’Ukraine était la réserve industrielle du pacte de Varsovie », commente l’ancien officier. Stratégique, parce que toutes ces structures industrielles avaient une option militaire de prévue, c’est-à-dire la possibilité d’orienter facilement leur production vers la production d’armements. De plus, ces structures étaient pensées pour être transformées en position défensive, parfois anti-nucléaire. 
La région est, aujourd’hui encore, taillée pour la guerre. C’est le constat dressé par Evgueni Prigojine, pour qui la possibilité des retranchements successifs des Ukrainiens est un os de taille. « Artyomovsk est une forteresse à chaque maison (…), une ligne de défense tous les 10 mètres », plaide-t-il dans une vidéo récente très relayée sur Twitter. Wagner patine. Son chef accuse le manque de véhicules, de munitions. Principe de précautions dans un environnement politique incertain ? Au cours d’une interview donnée fin décembre à l’agence de presse RIA Novosti, il fait part des difficultés de ses unités sur le terrain. « Aujourd’hui, dans la matinée, nous avons pris une maison et percé les défenses ukrainiennes. Et derrière cette maison, il y a encore une nouvelle défense, et pas qu’une seule », indique-t-il. « Combien y a-t-il de telles lignes de défense à Artyomovsk ? Si nous disons 500, nous ne nous tromperons probablement pas », affirme-t-il. Pour les Russes, l’offensive est passablement délicate, coûteuse en vies. Ils ont face à eux un ennemi retranché à plusieurs niveaux sous terre, solidement ravitaillé depuis Sloviansk et Kramatorsk. Le souvenir de l’enfer de Marioupol hante les esprits. 
 
L’emploi des troupes russes dans le secteur de Bakhmut  
On sait la guerre en Ukraine hybride. À côté des combats, secs, intenses, meurtriers, il y a ceux, plus pernicieux, de l’information. Les vidéos pullulent sur les réseaux sociaux : ici c’est un soldat dont la jambe est arrachée par le tir d’un drone, là un autre qui investit une tranchée, ailleurs, une carcasse de T-64 se consume lentement. Charge aux services de renseignement et aux médias d’authentifier les vidéos. Celles prises dans la région de Bakhmut rendent compte de l’âpreté des combats qui s’y déroulent. Les pertes estimées donnent froid dans le dos. Une centaine de morts de chaque côté, chaque jour. 
 
Comment Bakhmut peut-elle coûter aussi cher ? Plusieurs sources indiquent que Zelensky aurait injecté ses meilleures unités dans les défenses de la ville… Pour l’assaillant russe, on comprend un double intérêt stratégique et psychologique, Bakhmut ouvrant la porte de Sloviansk, Kramatorsk et Toretsk en même temps qu’une victoire médiatique. Prigojine ayant reçu l’insigne honneur de prendre en main le front en question, sa posture a tout du « quoi qu’il en coûte », en vie humaine. Côté Ukrainien, on prétend que les recrues de Wagner, souvent sorties des prisons russes, sont envoyées au casse-pipe pour obliger l’ennemi à se dévoiler et à griller ses munitions. Les mercenaires sont à Bakhmut le fer de lance de l’offensive ; environs 2000 hommes selon Erwan Castel. Ils sont spécifiquement employés au combat en zone urbaine, exercice qui requiert une expérience particulière tant il est délicat. Le 4 janvier, le groupe coiffait l’objectif par le nord de Bakhmut, à Soledar. Cet encerclement « physique » est doublé d’un encerclement « opératif », via le balayage par l’artillerie de l’ensemble de la périphérie sud de la ville. Le 30 décembre, il manquait, selon notre interlocuteur, une dizaine de kilomètres d’avance physique au sud pour pouvoir installer des canons qui soient en mesure de balayer les voies d’approvisionnement. En novembre, Wagner avait presque atteint le centre-ville, mais harcelés par des contre-offensives ukrainiennes, les mercenaires durent reculer. C’est à cette période que le groupe a enregistré un pic de pertes humaines important. Le « hachoir à viande » porte bien son surnom.       
 
D’autres grands ensembles complètent le dispositif russe. Des régiments des cosaques, des bataillons BARS, sorte de bataillons régionaux et ethniques russes, et les unités – ou milices, selon le point de vue – de la République populaire de Louhansk. Il y a surtout l’infanterie mécanisée, l’artillerie et la logistique de l’armée régulière russe, qui assure la tenue d’un front étoffé et complexe. Les Russes jouent « l’attrition », prévient Castel. 
Frapper au cœur du dispositif ukrainien 
 Sur un plan militaire comme sur un plan politique, les Russes ont intérêt à maintenir une pression offensive sur Bakhmut pour obliger les Ukrainiens à y mobiliser leurs réserves. En fixant l’ennemi, le Kremlin s’ouvre le chemin des quartiers de logistique militaire vitaux pour l’ensemble du corps de bataille ukrainien dans le Donbass. « Si Bakhmut tombe, une partie des troupes russes partiront plein nord, un autre plein ouest, une dernière au sud. Alors, le Donbass sera perdu pour les Ukrainiens », conclut Erwan Castel. 
Alors, la ville de Bakhmut est-elle vraiment un enjeu stratégique secondaire, comme le prétendent les experts occidentaux ? Rien n’est moins certain, à en voir les efforts développés par les deux camps. En fait, et si Bakhmut était en réalité la clé de voûte du front occidental ? 
 
 
[1] Le soldat oublié, Robert Lafont, 1967, 551 pages 

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