À El Fasher, dans la région la plus à l’ouest du Soudan, le Darfour, l’hôpital de l’ONG Médecin sans Frontières (MSF) et ses 410 blessés est au bord de la rupture. « La situation est très, très difficile. L’accès aux soins est interrompu », lâche froidement le coordinateur local des projets de MSF, dans une vidéo YouTube publiée mardi 2 mai. Sans eau, sans électricité ni carburant, les patients et les soignants sont livrés à eux-mêmes au cœur d’une situation sécuritaire très précaire. Car le Darfour, tristement célèbre pour les exactions génocidaires du début du siècle, est avec la capitale Khartoum l’autre épicentre du conflit qui embrase le Soudan depuis le 15 avril.
Le 1er mai au matin, un bilan provisoire probablement sous-évalué faisait état de 528 morts et 4 599 blessés. On relève des combats majoritairement dans la capitale Khartoum et à Omdourman, deux villes jumelles séparées par le Nil, ainsi que dans la ville d’El Geneina (ouest du Darfour). Au milieu des combats d’artillerie et des raides aériens s’opposent l’armée régulière soudanaise du général Abdel Fattah al-Burhan et les milices des Forces de soutien rapide (FSR), menées par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemedti », n°2 du Conseil de souveraineté de transition, présidé par son rival al-Burhan.
Une situation humanitaire « sans précédent »
Comme l’explique un proche du porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, « l’échelle et la vitesse à laquelle se déroulent les événements au Soudan (sont) sans précédent », rapporte France 24. L’ONU a dépêché dimanche son responsable pour les affaires humanitaires Martin Griffiths au Soudan. Le contexte humanitaire est particulièrement préoccupant, avec près de 800 000 civils directement menacés par les affrontements meurtriers de Khartoum et du Darfour. Le Tchad a conséquemment fermé sa frontière avec le Soudan, où sont massés 20 000 réfugiés. À défaut de stopper les combats, l’annonce d’un cessez-le-feu en début de semaine entre les deux parties aura au moins permis que dégager des couloirs sécurisés d’évacuation.
Partout, le pillage massif des infrastructures humanitaires rend la situation extrêmement précaire. Le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies a annoncé lundi 2 mai reprendre ses opérations dans le pays. Elles avaient été suspendues le 16 avril à cause de la mort de trois de ses employés lors de violents affrontements.
Guerre de chefs, guerre intestine
Pour comprendre les raisons de ces hostilités aux allures de guerre civile, il faut revenir à la chute du dictateur soudanais Omar el-Béchir en 2019, après une année de contestation violente contre sa désastreuse politique d’austérité – alors insufflée par le Fonds monétaire international (FMI). Après trente ans de présidence d’Omar el-Béchir, le coup d’État militaire du 11 avril 2019 semblait être le début d’un nouveau départ que la communauté internationale voyait d’un bon œil. C’est au général al-Burhan qu’est revenue la tête des trois organismes successifs de transition, secondé par le général Dagalo « Hemedti ». Le front commun bâti par les deux hommes a disparu au profit d’une rivalité profonde de pouvoir et de vision, avec notamment le statut des troupes paramilitaires FSR et leur intégration aux forces gouvernementales, que le général al-Burhan entendait accélérer.
En 2021, le général Hemedti est l’un des acteurs d’un coup d’État manqué qui met un coup d’arrêt aux promesses démocratiques du nouveau régime. En deux ans, la situation s’est encore envenimée, jusqu’à l’assaut par les FSR des hauts lieux du pouvoir soudanais, le 15 avril dernier.
Entre radicalisation et rivalités de clans
Le Soudan est une terre particulière, qui mêle des ethnies arabes et des ethnies non-arabes, héritées de l’ancienne Nubie antique, et dont la religion animiste s’est trouvée concurrencée par le christianisme et l’islam. En 1956, le Soudan prend son indépendance de l’influence anglo-égyptienne, et se constitue en République, sans parvenir à mettre sur pied une constitution fédérale. Entre le nord, majoritairement arabo-musulman, et le sud, majoritairement peuplé d’africains chrétiens et dans une moindre mesure animiste, une guerre civile de près de 20 ans a conduit à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011. Pour le Soudan du Nord, ou république du Soudan, c’est le début d’une phase de radicalisation religieuse musulmane, rendue possible par l’absence d’une religion d’équilibre. Le NCP, parti d’Omar el-Béchir, était d’ailleurs lié aux Frères musulmans.
La guerre des chefs évoquée plus haut prend sa source dans les rivalités de clans qui émaillent l’histoire du Soudan. Les troupes paramilitaires, les Forces de soutien rapide, du général Hemedti étaient jusqu’en 2019 la garde rapprochée du dictateur el-Béchir. Ces FSR sont issus des milices arabes Janjawid, acteurs de violentes répressions génocidaires du Darfour dans les années 2000… . Les Janjawid ont été accusés de commettre de graves violations des droits de l’homme, notamment des massacres, des viols et des déplacements forcés de civils non-arabes. Le conflit avait fait, entre 2003 et 2006, plus de trois cent mille morts et trois millions de déplacés et réfugiés.
France, Chine, USA, ligue arabe : composer avec l’urgence
Le Soudan n’échappe pas aux luttes d’influences internationales. La France y a par exemple développé d’importants partenariats culturels, accueillant notamment de nombreux étudiants soudanais dans ses universités métropolitaines. Selon France Diplomatie, « la France est le premier pays occidental d’accueil des étudiants soudanais. » Dès les premiers jours du conflit, les forces françaises basées à Djibouti ont pu intervenir très rapidement pour sécuriser les ressortissants occidentaux. Une opération exemplaire.
Mais c’est surtout du côté de la Chine et de la Russie qu’on peut se tourner. Pékin est le premier partenaire commercial du Soudan. Une opération de sauvetage de ses ressortissants est d’ailleurs prévue dans les prochains jours. Le gouvernement chinois, rappelle RFI, s’appuie pour cela sur sa base militaire de Djibouti. Et de citer le chercheur Jean-Pierre Cabestan : « Ce qu’elle pourrait faire, évidemment, c’est d’envoyer une frégate à Port-Soudan, ce serait le plus simple, comme l’Arabie saoudite l’a fait d’une certaine manière, en évacuant un certain nombre de personnes à partir de Port-Soudan. Mais le problème, c’est quitter Khartoum. Une fois qu’on a quitté Khartoum, c’est facile de quitter le pays, soit par l’Égypte, soit par la mer, ou par l’Éthiopie éventuellement, mais c’est peut-être plus compliqué. »
L’initiative conjointe des États-Unis et de l’Arabie saoudite en vue d’apaiser la situation semble la plus prometteuse. Washington et Ryad ont les moyens de mettre une pression économique incitative sur les belligérants. Autre acteur local intéressant : la Ligue arabe, qui s’est réunie le 1er mai au Caire pour faire un point sur la situation et peut-être participer à la médiation.
Le Kremlin dans l’embarras
Côté russe, la situation est plus complexe. Alors que ce mardi, Moscou annonce avoir évacué 200 de ses ressortissants, elle peine à définir une ligne claire en réaction au conflit. Les relations avec le Soudan sont ambiguës. Le pays est pour le Kremlin sa principale porte d’entrée en Afrique. En février, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov s’est rendu à Khartoum auprès du général Abdel Fattah al-Burhan afin finaliser la construction de la base militaire à Port Soudan, ouvrant sur la mer Rouge et de facto sur les 40% du commerce maritime international qui y transitent.
Mais en parallèle, le groupe Wagner déploie depuis plusieurs années ses mercenaires au Darfour. Le Soudan est un territoire clé pour la société militaire privée, qui y centralise toute sa logistique. Or, Wagner envoie massivement des armements depuis ses bases de Centrafrique et de Lybie aux troupes d’Hemedti, selon le renseignement américain. Dans une chronique donnée sur LCI, la journaliste Abnousse Shalmani, explique que l’or du Darfour transite par les Émirats Arabes Unis pour financer la guerre du groupe en Ukraine.
Le Darfour, c’est aussi le pré-carré du général Hemedti, lequel général était à Moscou en février, où il a rencontré Vladimir Poutine et Evgueni Prigojine, le patron de Wagner, dans une démarche de coopération. Le Russe se trouve donc forcé à une neutralité de circonstance, et traitera avec le vainqueur.