Le trublion de la droite nationale a tiré sa révérence

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Par Lucien Rabouille

Jean-Marie Le Pen s’est éteint hier, à l’âge de 96 ans. Né en 1928, le trublion de la droite nationale a traversé le siècle : traversé une guerre mondiale, les guerres coloniales, la IVe et la Ve République dont il reste l’homme politique le plus controversé. Ses adversaires voyaient en lui le diable, ses partisans un sauveur, les rieurs un superbe provocateur… il a su jouer avec talent son rôle de diable de la République, provocateur trop souvent mais aussi un homme clairvoyant.

Etudiant en droit

« Enfant, j’allais rêver parmi les dolmens et les menhirs » écrivait-il dans le préambule aux accents barrésiens du premier Tome de ses mémoires Sa légende, il l’avait maintes fois racontée. Un enfant de Bretagne, une naissance, pauvre, dans le Morbihan, à la Trinité-sur-mer, avant que la petite ville côtière bretonne ne devienne le paradis des voileux et des cirés Cotten. Le père, Jean Le Pen, marin-pêcheur, décédé en remontant une mine dans ses filets en pleine occupation allemande. La volonté de rejoindre le marquis de Saint-Marcel et d’intégrer, adolescent, les FFI. Et puis les études à la faculté de droit de Paris, le coup de main donné aux Néerlandais victimes de terribles inondations, en 1953. En 1956, il est élu député, à l’âge de 27 ans, sous l’étiquette poujadiste. Engagé en Indochine puis lors de la crise de Suez, il a souvent raconté comment il enterrait ses ennemis égyptiens, la tête tournée vers La Mecque, anecdote qui lui a valu une petite sympathie dans le monde musulman. Il y a aussi l’étonnant  discours à l’Assemblée Nationale, en janvier 1958 :

« Ce qu’il faut dire aux Algériens, ce n’est pas qu’ils ont besoin de la France, mais que la France a besoin d’eux. C’est qu’ils ne sont pas un fardeau ou que, s’ils le sont pour l’instant, ils seront au contraire la partie dynamique et le sang jeune d’une nation française dans laquelle nous les aurons intégrés. J’affirme que dans la religion musulmane rien ne s’oppose au point de vue moral à faire du croyant ou du pratiquant musulman un citoyen français complet. Bien au contraire, sur l’essentiel, ses préceptes sont les mêmes que ceux de la religion chrétienne, fondement de la civilisation occidentale. D’autre part, je ne crois pas qu’il existe plus de race algérienne que de race française […]. Je conclus : offrons aux musulmans d’Algérie l’entrée et l’intégration dans une France dynamique. Au lieu de leur dire comme nous le faisons maintenant: « Vous nous coûtez très cher, vous êtes un fardeau », disons leur : « Nous avons besoin de vous. Vous êtes la jeunesse de la Nation » […] Comment un pays qui a déploré longtemps de n’avoir pas assez de jeunes pourrait-il dévaluer le fait d’en avoir cinq ou six millions ? » »

On pourra toujours dire que la promesse d’intégration de la population arabo-musulmane en 1958 fut la dernière cartouche lancée par un lobby colonial aux abois. Il n’empêche, la citation fait toujours sourire quand on la relit avec le recul du demi-siècle qui a suivi. Hostile à De Gaulle, il n’est pas réélu député.

De l’échec de Tixier-Vignancour aux succès du Front national

Si son hostilité à De Gaulle lui coute son siège de député, Jean-Marie Le Pen lance dans les années 1960 sa maison de disque, la Serp, spécialisée dans les chants militaires et les discours historiques. Il y en a pour tous les goûts ( bons ou mauvais)  : Malraux, Lénine, Blum, Trotski, mais aussi Hitler, Pétain, Laval, Mussolini. En 1965, il est directeur de campagne de Tixier-Vignancour. Au deuxième tour, l’ancien avocat de Céline et du général Salan appelle à voter Mitterrand, ce qui fit dire à André Malraux, apostrophant le candidat socialiste à l’Assemblée Nationale, en plein entre-deux-tours : « Couperez-vous la France en deux ? Ou en quatre, car vous êtes le candidat unique de quatre gauches – dont l’extrême droite ». Jean-Marie Le Pen a beau avoir des griefs contre de Gaulle, il n’en arrivera pas à une telle extrémité et vota pour le Général.

1972. C’est la fondation du Front National. Quand les responsables d’Ordre nouveau vont chercher cet ancien député poujadiste pour agréger toutes les tribus de la droite dure, c’est dans le but de sortir du « ghetto » et de se trouver une figure à peu près présentable. Son histoire n’est décidemment pas étrangère au paradoxe : Jean Marie le Pen est alors acteur malgré lui de la dédiabolisation de l’extrême droite. Autour de Le Pen, quelques anciens de la division Charlemagne, mais aussi Georges Bidault, résistant et successeur de Jean Moulin à la tête du Conseil National de la Résistance en rupture avec les gaullistes depuis l’affaire algérienne, qui participe à la naissance du mouvement. Les débuts sont très modestes. Il s’étale aux législatives de 1973. A la présidentielle de 1974, avec son bandeau de pirate, il ne fait que 0,74%. Sur le terrain, le jeune parti est concurrencé par le Parti des forces nouvelles (PFN), qui le surpasse en nombre de militants et en poids médiatique. La dissolution d’ordre nouveau en 1973 lui permet cependant d’être seul maître à bord alors que le front national avait été conçu initialement pour être un simple produit d’appel électoral. Le Front national privilégie l’action électorale et cherche à pénétrer les masses là où le PFN pense qu’il faut influencer les organisations de droite déjà structurées. Il lui manque cependant un thème sur lequel faire campagne. C’est François Duprat, numéro 2 du parti, assassiné en 1978, qui le lui donnera en imposant le sujet de l’immigration. Les premières affiches « 1 million de chômeurs, c’est 1 million d’immigrés de trop » vont commencer à apparaître à la fin des années 70, suivies ensuite des versions mises à jour, « 2 millions » et « 3 millions ».

La chance a parfois souri à Jean-Marie le Pen. Dans le tome 2 de ses Mémoires, il revient sur l’attentat qui éventre son appartement, Villa Poirier, dans la nuit du 1er au 2 novembre 1976. Miraculeusement, pas de morts. Quelques jours avant, Jean-Marie Le Pen déplace le testament écrit que lui avait concocté Hubert Lambert. Le document échappe par hasard (et peut-être par miracle) à la destruction. Il lui restait à mener et gagner la joute juridique contre les cousins déshérités du cimentier et à s’installer au parc de Montretout.

Le fameux testament et l’héritage des Lambert lui fait acquérir l’opulence en même temps qu’elle lui permet de déployer ses talents. Le décollage politique approche. En 1981, pour la présidentielle, Jean-Marie Le Pen n’a pas les parrainages nécessaires. Avec le retour des socialistes, on observe pourtant un frémissement des électeurs en faveur de la droite radicale. Jean Marie le Pen devient conseiller de Paris dans le XXe arrondissement en 1983. Localement, la droite chiraquienne est d’abord tentée de pactiser avec le FN comme à Dreux lors des municipales de 1983 avant de rapidement faire machine arrière. Mitterrand comprend aussi l’intérêt de faire monter le personnage : les plateaux télé, l’heure de vérité, lui sont grand ouverts. Son talent scénique et audiovisuel crève alors l’écran.  Jean-Marie Le Pen devient l’une des bêtes médiatiques de l’époque. Maitrisant l’art de l’outrance, de la mise en scène, de la provocation, exploitant les codes de la société du spectacle, il marque aussi l’histoire du show politique télévisuel par d’inoubliables algarades.

Avant chaque élection, le diable du Morbihan est ressorti par le système médiatique de sa boite. L’objectif : couper la droite en deux. En quelques années, un peu à la manière d’un entraineur sportif qui aurait conduit une équipe de la sixième division jusqu’aux demi-finales de la Ligue des Champions, Jean-Marie Le Pen, avec sa seule gouaille. parvient à faire entrer le Front National dans la cour des partis politiques qui comptent, Il profite du déclin du Parti communiste dont il siphonne l’électorat (« un électeur lepeniste, c’est un ancien communiste qui s’est fait voler son autoradio deux fois », disait-on à l’époque) mais aussi de la mue du RPR, de moins en moins « gaulliste populaire », sous l’influence de Juppé et Balladur et abandonné par sa base la plus plébéienne. En 1986, avec le passage à la proportionnelle, les députés FN arrivent à trente-cinq au Palais Bourbon. Leur arrivée décoiffe un peu… peu fait de la politesse parlementaire, certains emploient la tribune de l’assemblée comme foire aux harangues. En 1987, à manier en permanence la provocation, il perd toutefois le contrôle. Quelques mois plus tôt, il avait été ovationné par le congrès juif mondial à New York lors de sa tournée américaine et passait pour un homme politique très favorable à Israël. Avec le « détail », c’est le mot de trop. Pour les observateurs, un vieux « ça » antisémite semble s’être réveillé qui affleurait déjà dans les années 1950 quand il apostrophait Pierre Mendès-France : « Monsieur Mendès France, vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques, presque physiques ». En privé, Le Pen reconnait l’ampleur du dérapage. Lorrain de Saint-Affrique rapporta ainsi : « Quand on est rentrés à Saint-Cloud, il m’a dit : « En quarante ans de vie publique, c’est la plus grosse connerie qui soit sortie de ma bouche » ». En 1988, il a encore le vague espoir que le téléphone sonne durant l’entre-deux-tours et que Chirac lui offre le ministère de la Défense. Jean-Marie Le Pen était un personnage complexe alliant l’éternel goût des marges, le besoin de s’encanailler, et en même temps, la soif de reconnaissance, la tentation de mettre un pied dans l’establishement.

L’art de provoquer

La provocation, c’était son truc. Elle passe par d’innombrables et bien connus dérapages pour lesquels il fut plusieurs fois condamné. Elle laisse aussi quelques clichés et images : comme lorsqu’il montre une pastèque à la télévision pour la comparer à un écologiste (« à l’extérieur c’est vert à l’intérieur, c’est rouge ») ou quand il pose pour Helmut Newton avec son doberman dans une photographie en noir et blanc inquiétante…Son action politique va souvent s’y réduire. En 1990 avec les grandes manifestations réagissant aux profanations du cimetière juif de Carpentras (et où il est nominalement mis en cause), Jean Marie le Pen comprend qu’il ne pourra accéder au pouvoir ni trouver d’accords avec les partis de droite classique. Il lui reste alors à choquer le bourgeois et faire vivre la boutique.

Son action politique prend parfois un tour rimbaldien… Il lui arrive alors de prendre son propre camp à rebrousse-poil. Lors de la première guerre du Golfe, il surprend certains parmi les siens en dénonçant l’intervention française en Irak et en prenant la défense du régime de Saddam Hussein. En 1993, il est tenté d’aller rencontrer Fidel Castro à Cuba, à l’instigation de son ami Jean-Edern Hallier. La rencontre entre le leader breton et le dictateur galicien ne se fit pas, officiellement à cause d’un lumbago… L’initiative crispa autant Georges Marchais que les caciques du FN. Lorsque le conflit yougoslave éclate, il soutient Belgrade contre la frange catholique favorable aux Croates. En 2007, sous l’influence d’Alain Soral, il tente une politique de la main tendue en direction des populations immigrées alors que Nicolas Sarkozy est en train de mener une OPA hostile sur son propre électorat. A la fin de sa vie, entre « la fournée » et « Jeanne au secours », Jean-Marie Le Pen semble être un vieux monsieur en roue libre, incapable de contenir ses provocations.

Entre temps, le front national a grandi. Des gens qualifiés et compétents l’ont rejoint aspirant non plus seulement à discourir mais aussi à gouverner. Bruno Mégret, comme numéro 2, cherche à professionnaliser le Front National et intègre tous ses camarades de promotion hauts fonctionnaires dans l’appareil du parti. Ils s’implantent localement dans le Sud-Est, gagnent des mairies et cherchent à nouer des accords avec la droite républicaine. Le Pen voit de son mauvais œil cette réussite qui souligne par contraste sa marginalité tribunitienne. Il ne s’agit plus seulement de rire, il faut maintenant gouverneur.

En 1998-1999, c’est la rupture. Trois ans plus tard, Mégret mène sa candidature de son côté. C’est un flop total. L’électorat lepéniste ne veut pas de comptables présentables. Ce qui lui faut, c’est le menhir breton, du brut, du gros rouge qui tâche, de l’épais, du « je vais te faire courir, rouquin ». En même temps, le départ de l’essentiel de l’appareil, des élus, des cadres les plus mieux formés idéologiquement avec Bruno Mégret laisse un parti squelettique et exsangue. Quelles sont les perspectives politiques de Jean-Marie Le Pen pour sa dernière ligne droite ?  Sa fonction devient essentiellement cathartique : voter Le Pen dans les années 1990-2000 c’est dire merde au système. En 2002, sans faire un score très élevé, Le Pen accède au second tour, profitant de la dispersion des forces en présence et du manque de lucidité politique de ses adversaires. Sa tête apparaissant à l’antenne le 21 avril à 20 heures dans le direct de David Pujadas fait partie des moments cultes de la Vème République. En interne, c’est la panique ; Le Pen avait tout prévu pour sa soirée électorale, les champagnes, les petits fours, tout, à part ça. Son score décevant au second tour face à Chirac lasse probablement les électeurs qui comprennent alors que leur champion n’arrivera jamais au pouvoir. Le siphonnage de ses électeurs par Nicolas Sarkozy en 2007 mettra un terme à sa carrière politique, lui faisant aussi manquer sa sortie.

Un tribun du monde d’avant

C’était un homme politique comme on fait plus. Fêtard, séducteur, latiniste distingué, gouailleur, guerroyeur… (trop) insolent et libre, il semble venir de la lointaine IVe République où les intrigues de cour parlementaires nue juraient pas avec la bagarre de rue.  Jouisseur invétéré, tribun populaire, il n’aura pas été l’homme poli et maitrisé, capable de diriger un parti structuré dont la droite nationaliste semblait avoir besoin pour affronter les enjeux du siècle. Il n’aura pas conjuré ses démons historiques et son nom restera longtemps attaché au scandale. Sans être roi, sans être prêtre (faute de garder ses ouailles), il aura pour certains été prophète. Il fut l’homme politique en France qui a parlé en premier du risque migratoire. Fabius dit alors : « Le FN, ce sont des mauvaises réponses à de bonnes questions ». Giscard parla en 1991 d’« immigration invasion ». Aux Pays-Bas, Pim Fortuyn reprit à son tour le constat lepeniste, puis le thème essaima un peu partout en Europe. Renaud Camus écrivit un jour qu’il voyait « comme une malédiction et comme une terrible tragédie historique, que la première et la plus forte voix à dénoncer le drame de notre patrie, à savoir l’immigration de masse, la colonisation en cours, le changement de peuple et de civilisation, autant dire le Grand Remplacement, ait été celle d’un homme, Jean-Marie Le Pen, auquel il était impossible de se rallier et d’apporter son suffrage, à cause des énormités dont il est coutumier et dont il vient de donner encore de désastreux exemples ». Lorsque Chirac décéda, en 2019, Le Pen twitta ainsi : « Mort, même l’ennemi a droit au respect ».  Une retenue qui aurait pu inspirer certains de ses adversaires et ennemis déclarés alors que son âme appartient à Dieu… Nos lecteurs se replongeront dans le premier Tome de ses mémoires (Mémoires : fils de la Nation, éditions Muller 2018) où un passage évoque sa grand-mère paysanne bretonne s’agenouillant soudain pour prier dans son champ ; alors que sonne l’heure, voici maintenant le temps du jugement.  

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