Par Michel PINTON*
Les élections législatives de 2022 ont privé le Président Macron d’une majorité de députés susceptible de soutenir sa politique. Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif se sont alors disjoints. En soi, sa situation n’avait rien d’extraordinaire. Plusieurs de ses prédécesseurs avaient subi le même désagrément. Ils étaient sortis de l’impasse dans laquelle ils étaient enfermés, en faisant appel à l’arbitrage du peuple souverain. Parfois le peuple leur avait donné raison, en modifiant à leur avantage la composition de l’assemblée ; ce fut le cas en 1962 ave De Gaulle. Parfois il leur avait donné tort, comme en 1997, en imposant à Chirac une majorité de députés hostiles.
Il est donc difficile de blâmer Macron pour avoir fait appel au peuple après deux ans de conflit larvé avec l’assemblée nationale. En juin dernier, le moment était mal choisi et le prétexte peu convaincant. Mais l’arbitrage des électeurs était une décision indispensable, qui aurait dû être prise plus tôt ou plus tard. C’est la suite qui est étrange.
Les institutions de la Vème République reposent sur l’autorité du Président et l’autorité du Président repose à son tour sur la confiance du peuple. Les élections d’il y a six mois ont montré que Macron avait perdu cette confiance. Il devait en tirer la leçon.
Si Macron avait suivi le principe gaullien, il aurait aussitôt démissionné. A l’extrême rigueur, sa démission aurait pu être retardée d’un an, de façon qu’il ne charge pas son successeur des contraintes inextricables qu’il a lui-même créées.
Si Macron avait été disciple de Mitterrand ou Chirac, il aurait laissé la nouvelle Assemblée désigner un premier ministre de son choix et accepté une « cohabitation » temporaire avec ce dernier, dans l’espoir que le peuple reviendrait à son Président après une expérience décevante de régime d’assemblée. Le pari était hasardeux mais il n’était pas perdu d’avance. Ses deux prédécesseurs l’avaient gagné.
L’une et l’autre solutions respectent la souveraineté du peuple, fondement du régime démocratique.
Macron n’a pris ni la première voie ni la seconde. Il a refusé le principe gaullien en annonçant qu’il ne quitterait l’Elysée sous aucun prétexte avant le terme de son mandat. Il s’est écarté de la méthode de Mitterrand et Chirac en faisant savoir qu’il n’accepterait pas de nommer un premier ministre dont le programme de gouvernement ne recevrait pas le soutien du « socle central » de l’assemblée, c’est-à-dire des députés élus sur son nom, même si les électeurs avaient réduit leur nombre. Le Président entrave ainsi la volonté populaire. Il porte atteinte à l’esprit de la démocratie. Il nous entraîne dans une aventure inquiétante.
Pourquoi Macron, légalement responsable du bon fonctionnement des institutions républicaines, prend-il un tel risque ? Laissons de côté la thèse qui le présente comme un homme si enivré par sa pratique d’une « Présidence verticale » qu’il est devenu incapable de renoncer au pouvoir suprême. Ecoutons plutôt sa propre justification : dès sa première élection en 2017 et jusqu’à ses vœux à la nation il y a quelques jours, il n’a cessé de rappeler que son action était commandée par la nécessité vitale de « l’Europe », c’est-à-dire du projet économique, politique et moral que constitue l’Union européenne. Nous voyons aujourd’hui ce que cet impératif signifie pour lui : la construction européenne passe avant la volonté populaire. Les Français l’ont compris. C’est la raison pour laquelle près de deux sur trois d’entre eux souhaitent aujourd’hui sa démission.
La plus grande partie de notre classe dirigeante refuse d’aller aussi loin. Elle constate que le Président ne viole pas la lettre de notre Constitution ; elle estime qu’il a le mérite de tenter de dégager une majorité stable dans une assemblée divisée. Surtout, elle n’admet pas l’idée d’opposer démocratie et construction européenne. L’Union ne proclame-t-elle pas son attachement indéfectible aux libertés démocratiques ? Sa « Constitution » n’affirme-t-elle pas que « l’Union est fondée sur les valeurs…de démocratie… d’Etat de droit… et de tolérance » ? La Commission de Bruxelles et le Parlement de Strasbourg sont prompts à dénoncer et combattre les moindres atteintes aux libertés de vote, à la séparation des trois pouvoirs et à la tolérance politique. En ce moment même, ils le prouvent en faisant payer à Victor Orban le prix de sa « démocratie illibérale ». Si les gardiens des traités européens s’expriment si peu au sujet des agissements de Macron, c’est, dit notre classe dirigeante, qu’ils sont sans inquiétude pour la santé de notre démocratie.
Mais alors comment expliquer des faits qui contredisent l’impartialité des instances de Bruxelles ? A de nombreuses reprises dans le passé, les souverainetés populaires ont désavoué le projet européen : les électeurs irlandais, danois, néerlandais, français et autres l’ont fait dans des référendums explicites. Loin de s’incliner, la classe dirigeante européenne n’a eu aucun scrupule à contourner leurs décisions, tantôt en organisant un nouveau vote destiné à désavouer le premier, tantôt en substituant un vote parlementaire au suffrage universel. La Commission n’a élevé aucune objection ; le Parlement non plus. Dans l’Europe unifiée, la démocratie a toujours dû s’incliner devant les exigences communautaires. Ses formes ont été respectées mais son esprit a été violé. Ce n’est pas parce que les moyens étaient plus sournois que les décisions de nos classes dirigeantes étaient moins contraires aux souverainetés populaires.
Aujourd’hui, à l’occasion de la guerre en Ukraine, la tension entre Europe et démocratie est plus forte qu’elle n’a jamais été parce que la façon dont l’Union gère ce pénible conflit, est de plus en plus contestée dans les consultations électorales. Pour refouler le mécontentement populaire, la classe dirigeante qui règne sur nous, en vient à employer des méthodes plus audacieuses que dans le passé mais toujours aussi sournoises. L’attitude de Macron en est une illustration. Mais l’actualité nous en présente une autre, plus innovante encore. Il me paraît important de la décrire rapidement.
Il y a quelques semaines, le peuple roumain a été appelé à élire un nouveau Président, conformément à sa Constitution. Le premier tour de scrutin, fin novembre, a opposé plusieurs candidats de façon parfaitement régulière. Mais le résultat a été inattendu : un inconnu, considéré comme « ultranationaliste », critique acerbe des « valeurs » et des méthodes de l’Union européenne, et, comble d’horreur, accusé d’être « prorusse », est arrivé le premier en nombre de voix. Les pronostics pour le second tour, montrèrent qu’il avait de bonnes chances d’être élu Président de sa nation.
Alarmée, si ce n’est affolée, la classe dirigeante de toute l’Europe, de Bucarest à Bruxelles et de Berlin à Varsovie, chercha en secret comment éviter la victoire de ce gêneur. La solution fut trouvée in extremis, deux jours avant le second tour : la Cour constitutionnelle de Roumanie annula le premier tour de scrutin, au motif qu’il avait été entaché de soupçons d’ingérence russe. Les juges fondèrent leur décision sur un rapport hâtivement rédigé par les services de renseignement. Ce document n’apportait aucune preuve de manipulation des électeurs roumains mais évoquait, en termes vagues, la possibilité d’une interférence de Moscou semblable à celle qui lui avait été imputée, peu avant, dans le processus électoral de la Moldavie voisine. Au jour où cet article est écrit, aucune date n’est fixée pour une nouvelle élection présidentielle. Le mandat du sortant a expiré mais la Cour constitutionnelle n’a rien à y objecter. La Commission de Bruxelles et le Parlement de Strasbourg, qui ont bruyamment dénoncé les atteintes supposées à la liberté des élections d’octobre dernier en Géorgie, sont muettes sur les évènements de Roumanie. Il convient de préciser que dans le premier cas, il s’agit de soutenir une coalition des partis « pro-européens », même si elle est minoritaire ; dans le second, d’empêcher un candidat « anti-européen » d’accéder au pouvoir, même si la majorité du peuple le soutient.
C’est ainsi que s’agrandit en Europe, une faille entre principe élevé et pratique dévoyée. Nous ne savons pas encore si le vaincu sera la démocratie ou l’Union, ou les deux. Les sondages d’opinion montrent à la fois le déclin de l’adhésion populaire au projet européen et la perte de prestige d’une démocratie manipulée. Il est triste de constater que notre nation, au lieu de donner l’exemple du respect intransigeant de la souveraineté du suffrage universel, emprunte le chemin sur lequel la démocratie roumaine s’est perdue.
*Ancien élève de l’École Polytechnique et de l’université Princeton, il fut l’un des collaborateurs de Valéry Giscard d’Estaing au ministère de l’Économie et des Finances puis à la présidence de la République. Membre fondateur puis délégué général de l’UDF (1978-1983), Michel Pinton a été également député européen et maire de Felletin (Creuse).