Une audience chère en procès
Avec Tucker Carlson, les téléspectateurs étaient servis ! Sur le multiculturalisme, en septembre 2018, il s’interroge : « En quoi précisément la diversité fait-elle notre force puisqu’il semble que cette affirmation soit devenue nouvelle devise nationale ? (…) Pense-t-on vraiment qu’au sein de certaines institutions comme – au hasard – le mariage ou l’armée, moins les gens se ressembleront et plus ils seront unis ? Vous vous sentez plus à l’aise avec des voisins ou des collègues de travail dont vous ne comprenez pas la langue et avec lesquels vous ne partagez aucune valeur commune ? » Lorsqu’un interlocuteur lui rappelle en avril de la même année ses origines sociales patriciennes (son père dirigeait la radio Voice of America) et ses études dans une prestigieuse université du Connecticut : “Tucker, you went to the elite schools of this country !”, l’animateur lui répond du tac au tac : “I did. I did. And I know it’s a scam”. Il n’est jamais inutile de flatter son public – surtout quand il est essentiellement constitué de blancs non diplômés, qui sont devenus au fil des ans une bonne partie de la base du Parti républicain…
Relayant les accusations de fraude électorale de l’administration Trump, Carlson avait notamment mis en cause l’entreprise Dominion laquelle exploite le système de vote électronique. Alors qu’elle menaçait de poursuivre la chaîne et l’animateur en justice pour diffamation, Fox News a versé 787,5 millions de dollars pour éviter un procès.
Au calcul coût/avantages médiatiques, une voix même plébiscitée par l’audimat vaut-elle vraiment cette coquette somme ? L’affaire a sans doute jeté un froid entre Fox News et son collaborateur. Ce n’était de toute façon pas le premier contentieux. Des personnalités autorisées avaient déjà réclamé son départ tant ses prises de position étaient devenues polémiques. Les médias mainstream l’identifiaient carrément comme porte-parole des suprémacistes blancs ; Tucker Carlson s’en défendait vigoureusement. Le 7 août 2019, quelques jours après la fusillade d’El Paso au Mexique, il contestait l’idée que l’Amérique soit encore en proie à des fractures raciales : « On entend partout que le suprémacisme blanc est la principale menace qui pèse sur notre société. C’est une diversion ! Tout comme l’était la diversion autour de l’ingérence russe ! Ces théories conspirationnistes sont employées pour diviser le pays et garder la main sur le pouvoir. »
Mais Tucker n’avait pas la langue dans sa poche. Le 7 juillet 2017, commentant le controversé discours de Donald Trump à Varsovie, il défend une conception organique de la civilisation occidentale très proche de celle déjà formulée par Samuel Huntington dans le Choc des civilisations : « la civilisation n’est pas seulement un indice de PIB. C’est une constellation de valeurs, de normes, de traditions, de héros… La notre est la plus réussie et généreuse de l’histoire humaine mais elle est aussi comme toute civilisation vulnérable. »
Le coût politique d’un licenciement
Fox News prend un risque en se séparant de son animateur vedette. L’influence de Tucker Carlson sur la base du Parti républicain était grande. Faisant et défaisant les réputations, il pouvait lancer l’opprobre sur un élu en pointant sa duplicité face au politiquement correct ou sa tiédeur à défendre la politique de Trump. Un blâme lancé en direct à « Tucker Carlson tonight » sur un sénateur ou un représentant pouvait valoir promesse de défaite pour les primaires républicaines tant ses jugements étaient écoutés. À l’inverse, il a pu lancer sur la scène nationale des jeunes pousses républicaines comme Josh Halley ou JD Vance, en les invitant en prime time. Partie prenante du dispositif de Trump pendant sa présidence, sa voix tétanisait les élus républicains qui auraient pu être indociles envers le président.
Très populaire depuis la présidence Trump, on l’a souvent comparé à Rush Limbaugh ou Glenn Beck, deux autres éditorialistes vociférants qui occupaient la scène pendant les années Clinton et Obama en faisant l’originalité et la truculence des médias conservateurs américains. Mais, Tucker Carlson avait aussi réussi à forger un style bien à lui. Ses monologues logorrhéiques face caméra rappelaient la dramaturgie shakespearienne et notamment les soliloques de Macbeth ou de Richard III dont s’étaient inspirés avec Frank Underwood les auteurs de « House of Cards ». Il offrait à un public qui en redemandait d’impayables grimaces et réactions surjouées suivies de mimiques exagérées, tantôt amusées, tantôt imprécatrices… avec un ton toujours assertif et sentencieux. Mais son originalité n’était pas seulement formelle et théâtrale. Plus structuré idéologiquement que nombre de ses confrères, Tucker Carlson pouvait critiquer l’affairisme du parti républicain et même parfois certaines décisions de l’administration Trump dont il était pourtant proche. Le 4 janvier 2020, lendemain de la mise à mort de Qassem Soleimani, le numéro deux du régime iranien, abattu par un drone en Irak, Carlson mit en garde en garde contre le warmonger ou « marchand de guerre » de Washington, rappelle à Trump ses promesses de campagne mettant aussi en cause directement son entourage décidé à continuer la folie des grandeurs géopolitique (foreign adventures) et décidé à « ignorer le résultat de l’élection et ses implications ». Comme sous l’Ancien Régime, on ne critique pas directement les décisions du roi mais l’influence de ses conseillers.
Il se plaçait en cela au diapason d’une opinion républicaine de plus en plus sceptique devant l’interventionnisme des néo-conservateurs et régulièrement tenté par l’isolationnisme en matière de politique étrangère. Dénonçant évidemment avant tout chose les élites urbaines et progressistes, il invitait régulièrement les élus républicains à une inflexion en faveur des couches populaires – faisant sien le concept marxiste de « lutte des classes » là où son parti a longtemps défendu un capitalisme prédateur et dérégulé. Nationaliste, protectionniste, populiste, en rupture avec le néo libéralisme… il est un des acteurs de la mutation idéologique du GOP qui, avec Donald Trump, est passé de la défense des intérêts des milieux d’affaire à celle des classes moyennes et populaires conservatrices. Dans une vidéo postée aujourd’hui, Tucker Carlson n’est pas vraiment revenu sur les circonstances de son licenciement mais s’est plutôt livré à un épilogue catastrophé sur l’état de l’Amérique et la censure qui étouffe le débat public. Testament politique ou manifeste d’un futur engagement ?