[Régis le Sommier] : Est-ce que l’on peut considérer qu’il y a une parole sainte émanant de Volodymyr Zelensky qu’il est difficile de critiquer son action et ses prises de positions ?
[Mathieu Bock-Côté] : Il y a eu un moment de tension. Sans originalité et comme tant d’autres, j’ai considéré que l’invasion de l’Ukraine par la Russie était évidemment condamnable. J’ai la plus grande admiration pour le patriotisme ukrainien. Ça c’est le point de départ.
En revanche, à la différence de certains, je considère que la globalisation du conflit constitue une menace qui pourrait nous amener vers une guerre nucléaire. Quand j’entends certains dire que ce n’est pas sérieux, que ça n’arrivera jamais ; je leur rappelle que l’on parle d’un autocrate qui détient l’arme nucléaire.
[Régis le Sommier] : Michel Onfray affirmait lui aussi qu’il n’y avait aucun doute sur la capacité de Poutine d’appuyer sur le bouton nucléaire.
[Mathieu Bock-Côté] : Je crois à la paix diplomatique à l’ancienne. Rappelez-vous l’épisode du missile tombé en Pologne. Quand c’est arrivé, instinctivement je me suis dis que cette journée serait la dernière avant un basculement majeur.
D’un côté on a vu Zelensky qui a agi dans son intérêt : celui de globaliser le conflit car c’est seulement dans cette perspective qu’il pense gagner. De l’autre, les Occidentaux se sont dit « un instant ». Même les Polonais, dont on pourrait comprendre la frilosité et l’animosité vis-à-vis des Russes, ont agi avec tempérance.
D’ordinaire, j’ai un préjugé favorable pour les petites nations qui jouxtent les empires : réflexe québécois auquel je tiens. Ça s’est avéré. Les Polonais ont dit qu’ils ne couraient pas vers un conflit généralisé et c’est le premier moment où on a observé que les Occidentaux ne suivaient pas aveuglément les états d’âmes du Président ukrainien. Dès ce moment, ils ont acté qu’ils soutiendront l’Ukraine sans pour autant franchir le cap d’un conflit ouvert.
Sa parole, pour la première fois a été remise en doute, alors qu’il était considéré comme un nouveau Churchill – ce qu’il était probablement – puis comme un saint – ce qu’il n’était sûrement pas. Aujourd’hui, la logique de l’équilibre prend peu à peu le pas sur l’hubris et l’emportement. Tout cela ne témoigne évidemment aucune sympathie de ma part pour la Russie, simplement d’une absence d’enthousiasme pour le froid nucléaire.
[…]
[Régis le Sommier] : Au Québec, j’ai le sentiment que vos adversaires ont cette tentation de vous faire disparaître du circuit. En France, nos traditions font que nous avons le goût du débat et de l’affrontement. Nous avons un rapport violent au politique, même si nous combattons sur le plan des idées, nous arrivons à admettre que l’adversaire existe. Désormais, j’assiste à un aboutissement dans la diabolisation de l’adversaire, cette volonté de censure qu’entretient une certaine frange de la population.
Vous avez une longueur d’avance sur nous, Mathieu Bock-Côté. Diriez-vous que la situation québécoise préfigure la société française à l’horizon 2030 ?
[Mathieu Bock-Côté] : La France a sa propre tradition du terrorisme idéologique. Les nouvelles modalités de la « cancel culture » émanent de l’Amérique du Nord. La culture française est profondément marquée par la place que vous accordez à la contradiction et à la culture du débat.
Pour bien saisir l’enjeu, pensez aux contradicteurs du Parti Communiste durant la Guerre Froide. Raymond Aron, pour qui j’ai une admiration infinie, incarnait cette figure légitime au-delà de laquelle on ne pouvait se référer pour critiquer les affres du communisme.
Prenez par exemple Julien Freund, philosophe émérite et grand politologue qui a été marginalisé, laissé de côté par la pensée politique car trop conservateur. Ces processus d’invisibilisation existaient déjà au siècle dernier. L’originalité de ces tendances qui traversent l’Atlantique aujourd’hui, c’est que la gauche « woke » universitaire américaine théorise scientifiquement la légitimité de la censure.
Désormais, ces gens nous expliquent que notre discours de détracteur n’en est pas un. Il s’agit d’une rationalisation argumentée d’une logique haineuse. Dès lors, si j’exprime dans l’espace public mes préférences, ma vision des choses, j’en viens à déshumaniser ceux dont je parle car je n’accepte pas la représentation qu’ils ont bien voulue s’auto-attribuer.
Il existe donc plusieurs mécanismes. D’abord la censure par invisibilisation qui consiste à nier la réalité. Ensuite, la censure classique qui consiste à interdire des conférences, à empêcher le lancement de nouveaux médias, si vous voyez à quoi je fais allusion. Enfin la censure par association coupable : peu importe le discours que vous tenez, si vous le dites dans tel ou tel média alors vous vous rendez coupable de vous exprimer dans un endroit qui est maudit par la bien-pensance.
[Régis le Sommier] : Je ne vous le fais pas dire
[Mathieu Bock-Côté] : Là, les mécanismes de l’ostracisme se mettent en branle, on les croyait confinés à l’époque de la Grèce Antique mais ils existent encore. Il est fascinant de voir comment on va chercher à faire disparaître des médias de l’espace public parce qu’ils développent un autre récit de l’actualité.
Les évènements, au-delà de leur réalité propre, sont toujours mis en récit par les médias qui sélectionnent les faits pour raconter une certaine vision du monde. C’est le travail fondamental du journaliste. Ce à quoi on assiste aujourd’hui, et notamment sur les questions qui me tiennent à cœur comme le régime diversitaire, on n’admet qu’une seule narration des évènements. Si vous voyez les choses autrement, le système médiatique dominant considèrera que ce sont des faits divers et qu’ils ne méritent pas de s’inscrire dans le récit officiel acquis, lui, à la cause progressiste.
En revanche, dès que j’émet le souhait de faire de ces faits divers des tendances globales, alors on assiste à une levée de boucliers.
[
Régis le Sommier] : Il s’agit là de changer le récit ?
[Mathieu Bock-Côté] : Oui, le changement du récit vient fragiliser le régime diversitaire car son pouvoir repose justement sur le monopole du récit légitime. On peut prendre comme exemple la question de l’insécurité en France. En 30 ans, nous sommes passés du sentiment d’insécurité vers l’acceptation de cet état de fait tout en dissociant les conséquences de leurs causes. J’entends par là le lien entre l’immigration et la délinquance. Il y a dans ce procédé de censure une modalité tout à fait édifiante : la modification des prénoms. On allait appeler Michel ou Jacques un homme dont tout le monde savait que son patronyme était à consonance étrangère. Le réel est tel aujourd’hui qu’on ne peut le nier, même Emmanuel Macron s’accorde sur ce constat tout en fustigeant l’opposition, déclarant qu’elle s’attaque à ce problème pour de mauvaises raisons.
Ce réflexe nous ramène au XXᵉ siècle, vous connaissez cette formule : « mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Qu’est-ce que cela signifiait ? Que la valeur morale prévaut sur la constatation du réel.
[…]
[Régis le Sommier] : On est dans une engeance totalitaire ?
[Mathieu Bock-Côté] : Moi, je pense qu’on est dans un moment totalitaire.
[Régis le Sommier] : Les révolutionnaires estimaient qu’il fallait priver de liberté « les ennemis de la liberté », encore faut-il être capable de définir qui est l’ennemi de la liberté. Une fois que c’est un vrai ennemi de la liberté, ça peut devenir à la fin « on finit par arrêter tout le monde ». Je me souviens de ce film extraordinaire des années 80, qui s’appelait « rouge baiser », qui racontait l’histoire d’une cellule du Parti communiste dans le 18e arrondissement à l’époque du « Titisme ». Il y avait deux militants qui étaient amoureux l’un de l’autre, et puis le chef de la cellule était jaloux, car amoureux de la fille. Il a alors exclu son rival au prétexte qu’il allait passer ses vacances en Yougoslavie, est-ce que le soupçon tue ?
[Mathieu Bock-Côté] : C’est la formule. « On vous croit ». C’est la formule du mouvement « Metoo ». Le problème du « on vous croit », si on prend au sérieux cette formule, c’est que l’accusation et le témoignage suffisent pour établir un jugement de culpabilité. Donc nul besoin de justice. Or, ce qu’on a vu au fil du temps, c’est que c’est un peu plus complexe que ça. On l’a vu, chez vous, on l’a vu chez nous, on le voit un peu partout. J’y reviens parce que vous avez tout à fait raison. Moi, c’est une question qui m’obsède. Je crois qu’on est dans un moment totalitaire. Le problème des temps présents, c’est qu’on définit le totalitarisme, avec le fait qu’il faille absolument le goulag, ou alors les horreurs du IIIe Reich. Mais l’esprit totalitaire ne se réduit pas et ne s’épuise pas dans ces manifestations du 20e siècle. Il se réactualise, ce qu’avait très bien compris Milan Kundera qui a quelques très belles phrases sur ça.
La tentation totalitaire, qui est pour moi la pathologie spécifique de la modernité, réémerge aujourd’hui à travers des discours nouveaux, et ça, on ne sait pas comment y réagir. Parce que notre libéralisme, je dirais « responsable et modéré », ne suffit pas devant la tentation totalitaire. On constate qu’on est devant des gens qui sont aujourd’hui de vrais fanatiques.
Donc, comment défendre les libertés quand vous avez devant vous quelqu’un qui vous dit « je veux vous faire taire et vous ne devriez pas parler » ? C’est difficile de dire « pourrions-nous néanmoins discuter du fait que vous voulez me faire taire ? ». On est dans un moment historique et idéologique qui est assez particulier et qui désoriente, appelons ça globalement le camp conservateur, qui ne sait pas comment réagir devant cette nouvelle tentation totalitaire qui touche tous les domaines de l’existence.
Retrouvez ici l’entretien complet sur la chaîne YouTube d’OMERTA.