Syrie : pourquoi Assad est tombé

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Avril 2018. La voiture emprunte le boulevard extérieur de Damas qui longe à l’Ouest la ville d’Harasta. Pendant le siège de la Ghouta, c’est d’ici que partaient des tunnels vers le camp gouvernemental, ce qui permettait à une contrebande de ravitailler l’enclave. En arrivant, nous découvrons un intense ballet d’autobus. L’évacuation de l’enclave a commencé. Nous arrivons au bon moment. L’accord conclu entre le gouvernement et les rebelles stipule que ceux-ci puissent quitter le territoire pour continuer le combat à Idlib, dernière province contrôlée par l’opposition en Syrie. Et là, il se produit quelque chose d’extraordinaire.

Je distingue un groupe de jeunes combattants prêts à embarquer à bord d’un autobus. Ils ont des visages d’écoliers, mais ils portent leurs armes comme s’ils étaient nés avec elles. Bouille rose et cheveux en brosse, le sergent russe qui supervise l’évacuation n’est guère plus âgé qu’eux. Les Russes sont partout en Syrie. À cette époque, presque tous les checkpoints arborent les portraits de Poutine et d’el-Assad côte à côte. C’est peut-être à̀ cause de cette jeunesse, leur seul point commun, qu’il n’y a étrangement aucune animosité́ entre Russes et jeunes rebelles en ces heures décisives. Aucun ne parle la langue de l’autre. Ils appartiennent à̀ deux camps qui se font la guerre mais, que l’on soit rebelle syrien ou soldat de Moscou, quand on a 18 ans et une kalachnikov à la main, on a souvent le contact joyeux.

L’église et la mosquée

Je m’approche, contre l’avis de mon interprète, une professeure d’université mandatée par le gouvernement pour nous suivre dans nos déplacements, nous surveiller et, accessoirement, nous aider. Les jeunes combattants semblent ravis de pouvoir échanger avec un étranger qui ne porte pas d’uniforme. Certains connaissent trois mots d’anglais. Avec mes trois mots d’arabe, ça fait presque une phrase.

La plupart n’ont jamais quitté́ la Ghouta, où ils sont nés et où ils viennent de subir cinq années de siège par l’armée syrienne. Ils semblent soulagés d’abandonner l’enfer, même s’ils prononcent le nom de leur ville, Erbin ou Zamalka, comme s’il s’agissait du paradis. Les plus jeunes se souviennent à peine du temps où il n’y avait pas la guerre. S’ils ont choisi de partir, c’est, nous dit l’un d’eux, parce que « les gens brûlaient dans les caves, à cause du napalm ».

– Et vous allez où ?

– À Idlib.

– Pourquoi ?

– Nous avons très peur d’être enrôlés dans l’armée syrienne.

Un officier syrien qui écoute notre conversation (le régime a des yeux et des oreilles partout) reprend :

– Du napalm ? Vraiment, tu en as reçu ?

Le rebelle ne semble plus très sûr de lui. Il parle maintenant de chlore.

– Et nous, est-ce qu’on t’a fait du mal depuis que tu es sorti ?

Il y a quelques heures cet adolescent aurait, sans la moindre hésitation, appuyé́ sur la détente si l’officier s’était trouvé́ dans son viseur – et réciproquement. L’officier insiste pour le convaincre de baisser les armes.

– Laisse tomber, dit-il. Rejoins-nous. Tu sais bien que la Syrie, c’est l’église et la mosquée côte à côte.

Cette phrase me laisse penser que l’officier est chrétien.

Le jeune le regarde, étonné, puis, d’un geste, il montre l’océan de ruines derrière lui et lâche :

– Monsieur, il n’y a plus ni église, ni mosquée.

Le jour décline. Le convoi va bientôt partir. Les voyages pour Idlib ont lieu de nuit. Un combattant à la longue barbe vient prévenir le jeune combattant qu’il faut remonter dans les bus. Ses camarades ont repris leur place à bord, au milieu des femmes et des enfants, des armes et des bagages. Mon interlocuteur traîne les pieds devant la porte. Les moteurs tournent. Avant que la porte du bus ne se referme définitivement, l’officier syrien met la main sur l’épaule du jeune.

– Ne va pas à̀ Idlib, lui dit-il. Tu vas mourir, là-bas.

Dans la voiture, en quittant les lieux alors qu’il fait nuit noire, Noël Quidu, mon photographe, me confie :

– C’est la première trace de paix que je vois dans ce pays.

Après avoir été le centre du monde de l’actualité, juste après ce reportage ou presque, la Syrie va retomber dans l’oubli pendant huit ans. Jusqu’à ce mois de novembre 2024 où, à la surprise générale, les jeunes rebelles que j’avais quittés sur le bord d’une autoroute à l’Est de Damas fassent à nouveau parler d’eux et que la Syrie revienne au centre de l’actualité. Je pensais bien ne jamais les revoir, mais depuis leur antre d’Idlib où selon l’officier syrien, ils auraient dû mourir, il leur a pris l’idée de conquérir Alep pour ensuite de s’attaquer à toute la Syrie jusqu’à ce que le pouvoir de Bachar el Assad s’effondre comme un château de cartes.

Le régime s’est effondré économiquement

Au moment où j’écris ces lignes, après avoir déboulonné toutes les statues à l’effigie de la famille el-Assad, père et fils, ils viennent de pénétrer à l’intérieur du Palais présidentiel à Damas. Dehors, dans la ville, des habitants pillent la résidence familiale du président syrien qui a fui le pays. Leur offensive, d’une durée de douze jours à peine, aura été presque une promenade de santé depuis Idlib jusqu’à Damas tant à chaque étape l’armée syrienne a déserté sans combattre. 30$ par mois, ça ne donne pas envie de mourir pour son président. Les sanctions appliquées par l’Occident sur le pays auront fait le reste. Les Syriens n’arrivant plus à vivre, ils ont vu dans l’arrivée des rebelles, et en dépit des mauvais souvenirs de Daech et d’Al-Qaïda, un moyen de tourner la page. Le Hezbollah, en pointe dans tous les combats lors du précédent conflit est ressorti amoindri de sa guerre avec Israël. L’Iran n’est pas en meilleure forme, entre les coups de boutoirs portés par le Mossad contre les cadres du « croissant chiite » et les frappes israéliennes sur son sol, sans oublier les mouvements internes qui vont des revendications des femmes à la désaffection des mosquées. Téhéran joue toujours les parrains dans la région, mais le chemin de Damas est désormais coupé avec l’arrivée des rebelles djihadistes à la tête de la Syrie, surtout pour l’armement que l’Iran fournissait au Hezbollah libanais et qui transitait par la Syrie. De cela, Israël ne peut que se frotter les mains. Quant aux Russes, ils ont pris la mesure de la gravité de la situation et des risques de perdre la Syrie, mais ils ont aussi la tête ailleurs avec l’Ukraine.

Profitant de cet affaiblissement généralisé de la Syrie et du fait que ses parrains avaient la tête ailleurs, les hommes d’Abou Mohamed al-Jolani, le leader d’HTS (Hayat Tahir al-Sham), principal groupe djihadiste à la tête de l’offensive auront profité d’une aubaine liée au contexte géopolitique de la région et aux guerres d’Israël contre le Hamas et le Hezbollah qui embarrassent les alliés traditionnels de la Syrie. Le diable islamiste est sorti de sa cage d’Idlib où les Russes et les Syriens l’avait enfermé en vidant, on l’a vu avec la Ghouta, les enclaves rebelles, pour ensuite imprudemment oublier le problème. Bien sûr, maintenant qu’ils sont à la conquête, ils s’affichent modérés, tolérants, respectueux des minorités. Exactement comme les Talibans lorsqu’ils sont revenus au pouvoir. Où sera la Syrie et toute la région dans quelques mois, nul ne peut le prédire…

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