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[Tribune] Dans l’énergie et les communications, la fin de l’Histoire n’a pas eu lieu

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Déjà, sous la plume d’un Ted Kazynscki, dans ses thèses sur l’avenir de la société industrielle, ou d’un Malaparte, avec sa magistraleTechnique du coup d’État, l’impitoyable dyade s’imposait. Dorénavant, celui qui contrôle l’énergie et l’information contrôle la civilisation, comme jamais auparavant l’histoire n’avait pu le permettre même aux plus ambitieux. Pourtant, en France, et plus généralement en Europe, nos élites -si tant est qu’ils en aient l’ambition- peinent à faire respecter nos intérêts stratégiques. 

Si, en ce qui concerne l’information, celle-ci était autrefois l’apanage d’une petite élite de scribes et de lettrés, plus tardivement d’une bourgeoisie à l’échelle internationale, l’apparition de l’imprimerie en Europe fut un bouleversement fondamental en ce sens que, mettant potentiellement dans chaque main la connaissance universelle, le stockage et l’échange furent démultipliés. Aujourd’hui, l’immense révolution de notre temps, à de multiples égards plus radicale encore, a été la dématérialisation du savoir permise par les progrès de l’électronique, ainsi que le stockage et l’échange quasi-infini de données par le biais d’Internet depuis les années 1990. À l’encontre des rêves éthérés de certains, ce dernier ne fonctionne pourtant guère de manière dématérialisée, mais est bien mû par de colossales infrastructures, sans même évoquer la question de son accessibilité. 

En l’occurrence, les réseaux téléphoniques sans-fil, dont l’accroissement continu de la puissance se manifeste de manière décennale par le changement rituel de génération (G), ont récemment connu quelques remous du fait de la naissance du dernier bébé numérique qu’était la 5G. Offrant des débits hypothétiques jusqu’à cent fois plus élevés que sa devancière, l’extension de cette technologie ne va pourtant pas sans poser des questionnements stratégiques dans la mesure où l’architecture de ce nouveau réseau -à ondes courtes et nécessitant subséquemment d’importants investissements- est fondée sur des technologies de pointe que ni la France, ni aucun de ses partenaires, ne maitrise à l’heure actuelle. Or, de telles recherches ne se décrètent pas d’un claquement de doigt, sont très longues à implémenter, d’autant quand la 6G est déjà à l’étude au Japon ou en Corée et que les retards ont tendance à s’accumuler de manière exponentielle en France, bureaucratie oblige. Qu’avons-nous fait toutes ces années ? L’histoire de l’incurie gouvernementale en termes d’investissements dans la haute technologie reste encore à écrire. Aussi, et pour ne pas être laissé sur le bord de l’autoroute du progrès international, voilà que tout loisir est désormais offert aux nouveaux maitres asiatiques du monde de venir installer leurs propres antennes sur le territoire national, avec toute latitude d’y adjoindre en prime quelques mouchards. L’on comprend mieux le refus catégorique américain de laisser Huawei, compagnie de la tech très proche de Pékin, et aujourd’hui l’une des seules à maitriser la technologie, de pénétrer sur le marché américain de la 5G. En attendant, la France et l’Europe sont, comme de coutume, à la ramasse. 

Bien plus important dans le fonctionnement même d’internet sont les centres de donnée ou data center, où sont stockées toutes les informations, de la vidéo YouTube aux emails privés de n’importe quel quidam en passant par les relevés bancaires. Au vu de leur impressionnante consommation d’énergie, leur sécurisation pose des problèmes de sécurité importants. Plus crucial encore, les câbles sous-marins sont peut-être l’une des infrastructures les plus importantes au monde à l’heure actuelle, car la quasi-intégralité des informations y circulent, d’un centre de données à un autre. Si l’on évoque souvent les satellites qui  «  transmettraient des données », c’est oublier un peu vite qu’à ce jour, 98,9% des données mondiales circulent par ces câbles entre les continents. 
On touche ici du doigt l’un des points les plus cruciaux de la sécurité nationale, puisque rien n’est plus simple que d’y installer des dispositifs d’interception des communications, afin d’y connaitre tout ce qui y transite, ce que la NSA américaine ne s’est d’ailleurs pas privée de faire envers ses « partenaires » européens. Il faut dire que les Américains, eux, ont toujours conscience de vivre dans un monde historique et stratégique, où la confrontation joue un rôle majeur. Ajoutons à cela que la plupart de ces câbles proviennent d’un nombre restreint de pays (États-Unis, Europe, Chine dans une moindre mesure), et que beaucoup de ces câbles sont des investissements privés, notamment des GAFAM, et on obtient la recette d’un potentiel détournement massif de nos données, d’espionnage au plus niveau ou bien encore d’injection de virus informatiques permettant la désactivation de feux de circulation, d’hôpitaux, ou même de centrales nucléaires : on imagine facilement le chaos qui s’ensuivrait. D’où le récent projet « d’internet souverain » russe, consistant à terme à pouvoir déconnecter et autonomiser une portion d’internet nationale, afin que cette dernière soit déconnectée du reste du réseau mondial en cas de besoin. De la même manière, l’état-major russe avait préalablement mené des négociations en cas de déconnexion de leurs banques du système SWIFT, tenté d’élaborer une alternative avec l’Iran et la Chine, et s’était constitué un « stock de guerre » avant de partir en campagne, car les Russes aussi semblent prévoyants. En revanche, la protection des données françaises, ou plus généralement européennes, ne semble pas avoir majoritairement préoccupé nos dirigeants jusqu’ici, malgré quelques protestations plutôt molles. 

Toutes ces données ont cependant besoin d’énergie pour circuler, mais ne sont pas les seules. Quasiment toute activité quotidienne en réclame, de la cuisine à l’éclairage en passant par l’industrie, la société industrielle est boulimique d’énergie. L’un des cas les plus évidents est celui de l’aluminium, dont une plaisanterie du milieu veut qu’il soit de « l’électricité sous forme solide ». Ce métal, dont le procédé de fabrication est extrêmement intensif en électricité (de l’ordre de 14 000 kWh la tonne), est un matériau critique à tous les niveaux, puisqu’il est autant employé dans la conception des canettes de soda que pour la majorité des pièces d’un avion de ligne. L’équation est donc aisée : pas d’énergie, pas d’aluminium, et pas d’aluminium, voilà qui est un problème pour l’industrie, comme ont pu récemment le constater nos voisins d’outre-Rhin. Ces derniers n’ont d’ailleurs pas manqué de vouloir saboter notre industrie par la « Taxonomie verte européenne », par laquelle Berlin souhaitait classer le nucléaire comme énergie polluante. Chacun se fera son idée de la solidarité européenne sur un sujet pareil, au vu des enjeux mondiaux. 

Car en ce qui concerne sa production d’énergie, la France a fait très tôt le choix du nucléaire. Nul besoin de le rappeler, la technologie a ses avantages et ses inconvénients. Il n’en demeure pas moins que jusqu’à récemment, grâce à la prévoyance des élites des débuts de la Vᵉ République, la France disposait de cet avantage concurrentiel indéniable qu’était l’électricité la moins chère et la plus stable d’Europe (utile dans le cas des centres de données, qui nécessitent un approvisionnement constant et permanent). On admettra cependant que l’emploi du nucléaire, sa fraction, eut-elle été abaissée au sein du mix énergétique comme le souhaitait encore le président Macron l’an dernier, nécessite pour se pérenniser des choix stratégiques sérieux et lourd de sens, au risque de perdre toute compétence dans le domaine et de devoir dépendre d’intérêts étrangers pour la rénovation de nos centrales. Or, c’est exactement ce qui s’est produit avec l’arrêt de près de la moitié de notre parc nucléaire en plein hiver. La France, par l’entremise de grands patrons déconnectés de toute pensée stratégique, sous l’influence d’une pensée « fabless » complètement dépassée, et grâce à des complaisances politiques au plus haut niveau, a sciemment bradé son savoir-faire et ses entreprises nucléaires, révélait récemment Marc Edenweld dans L’Emprise

 Autres sources d’énergie importantes, le pétrole et le gaz. Si nous ne les utilisons guère (encore que beaucoup d’applications en dépendent, comme le transport automobile), tel n’est pas le cas de la majorité nos voisins. Contrairement aux États-Unis, l’Europe ne dispose pas ou peu de ressources de ce type (les champs gaziers et pétrolifères de mer du Nord arrivant en fin d’exploitation, et n’ont au demeurant jamais couvert l’entièreté des besoins européens), expliquant notre dépendance structurelle à la Russie et à ses réserves sibériennes. D’où la nécessité de grosses infrastructures de transport, les pipelines, afin acheminer ces produits jusqu’à nous. Ces infrastructures ne sont pourtant pas anodines : coûteuses et longues à installer, elles font l’objet de négociations stratégiques au plus haut niveau entre les États. Or, rien n’indique que les pays par lesquels transitent ces pipelines ne peuvent pas décider de prélever des taxes, comme lors des conflits gaziers russo-ukrainiens entre 2005 et 2009, où tout simplement opter pour couper les vannes si l’envie leur en prend. Pourtant, tout se passe en Europe comme si le risque n’existait pas. 

   Si l’on a récemment longuement évoqué le gazoduc North Stream et l’incroyable stupidité stratégique allemande, on entend bien moins parler de sa variante méridionale, et pour cause. L’idée originale était de pouvoir approvisionner les pays du sud-est européen en gaz bon marché, d’où la tentation d’un South Stream entre Russie et Bulgarie via la mer Noire, qui avait les faveurs de Moscou. Le projet fut abandonné en 2014, un avant sa date d’achèvement prévue, du fait des sanctions contre la Russie, de même que son concurrent Nabucco, censé relier le Sud-Est de l’Europe, cette fois-ci par la Turquie et le Caucase, qui avait la préférence de l’UE. Las, c’est finalement le Turkish Stream qui fut construit à toute vitesse dès 2014, un compromis réalisé sur le dos de l’Europe ! Transformant à la marge le projet original, le gazoduc terminait désormais sa course en Turquie, offrant à Erdogan un moyen de levier supplémentaire sur l’Europe. Et ce d’autant plus qu’il fut prolongé par un second gazoduc, le Tesla Pipeline, afin d’acheminer le gaz de Turquie jusqu’au cœur de l’Europe, au tracé quelque-peu particulier. En bref, le gaz provient d’un pays désormais considéré comme un ennemi (Russie), transite par un féroce adversaire (Turquie), puis par des alliés moyennement fiables du point de vue bruxellois, notoirement peu critiques envers Moscou (Grèce, Bulgarie), chemine au travers d’un pays externe et hostile à l’UE (Serbie), et passe enfin par un pays très critique envers elle (Hongrie). 

Si l’idée initiale était d’atteindre une quelconque autonomie stratégique, c’est raté. Dans un rare moment de lucidité toutefois, peu avant les évènements ukrainiens, avait été décidé de diversifier les approvisionnements européens, ce qui passe par l’immense projet de « corridor gazier sud-européen » à 45 milliards d’euros, prévu pour acheminer de grandes quantités de gaz directement depuis l’Azerbaïdjan, mais également depuis l’Asie centrale. Trop tardif, trop petit (seulement 16 milliards de m3 de gaz naturel par an prévus, soit 4% des besoins européens en 2019), la terrible guerre menée par les azéris contre la petite Arménie chrétienne voisine a de surcroit récemment mis l’Europe dans l’embarras, qui ne sait plus où donner de la tête, entre intérêts stratégiques et valeurs morales. Ainsi, pour accroitre son autonomie, l’UE prévoit à terme de connecter le corridor à une deuxième branche plus au sud, le pipeline EastMed, via Chypre et Israël où ont été récemment découverts d’importants champs gaziers. Un projet à plus de 6 milliards d’euros pour près de 10 milliards de m3 supplémentaires par an, soit 2,5% de la consommation européenne), qui n’est cependant même pas certain d’être mené à terme. En effet, les récentes rebuffades turques en mer Égée, les tentatives de déstabilisation de Chypre ainsi que la récente tentative d’accord (illégale) d’Ankara de partage de la méditerranée orientale avec le gouvernement illégitime de Lybie pourraient remettre en cause ces projets. Là encore, à part quelques protestations d’ordre verbal, personne n’a jugé utile d’agir face à cette annexion de facto de territoires gréco-chypriotes pourtant reconnus par les traités internationaux. Les Américains ont su tirer profit de notre désarroi, eux qui ont massivement investi dans les gisements non-conventionnels ces dernières années, et qui tentent aujourd’hui de transformer notre moralité vis-à-vis de la Russie en fructueux marchés captifs pour les exports de GNL texan. 

Bien loin d’être limitées à notre nation, ces deux sujets, deux parmi tant d’autres, ne font que révéler l’incroyable inconséquence de nos dirigeants et la faillite généralisée de tout un système : persuadés jusqu’à peu que nous avions atteint la « fin de l’histoire », ceux-ci préparaient sans le savoir la fin de la France et de l’Europe. Pourtant, Indiens, Chinois, Japonais, Russes ou Américains n’ont jamais cessé d’envisager le monde comme une compétition. À l’aube d’une trop probable future déflagration mondiale, trop occupés à se partager les dividendes de la paix, quand ce n’étaient pas les dividendes tout court, ils ont anéanti toutes les défenses de nos pays quand ceux-ci en avaient le plus besoin. Il faudra réagir vite si l’on ne souhaite pas désormais, selon les mots d’Hubert Védrine, « sortir de l’histoire »

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